mercredi 23 novembre 2016

Le facteur humain dans l'usine du futur (10)

Résumé des épisodes précédents. Depuis janvier 2016, j'ai chroniqué la vie d'une communauté d'industriels réfléchissant sur le facteur humain dans l'usine du futur.

23 novembre 2016. Colmar. Dans la zone industrielle, Liebherr. C’est ici que le Groupe de travail « Facteur humain dans l’usine du futur » s’est donné rendez-vous pour cette dixième session.

Franck Keiffer (Liebherr) accueille les participants et leur présente le groupe Liebherr. Franck est le responsable RH de Liebherr France qui appartient à la division Terrassement, l’une des onze divisions du groupe. Installé à Colmar depuis 1961, le groupe Liebherr compte aujourd’hui trois sites de production à Colmar, dont celui de Liebherr France SAS qui couvre 37 hectares sur lesquels sont installés neuf halls de production et un bâtiment administratif.

Liebherr France fabrique des pelles hydrauliques sur chenilles dans la gamme des 20T - 100T. Les pelles minières sont assemblées sur le site de Liebherr Mining, à côté de l’aérodrome de Colmar-Houssen. Les pelles sont conçues et fabriquées à Colmar qui est le seul site en Europe à produire ces engins. La fabrication des composants fait appel aux métiers de la découpe, du soudage, de l’usinage et de la peinture. Le montage des pelles nécessite des connaissances en mécanique, hydraulique et électronique.

Stephan Kohler (Liebherr) est chef de projet. "On est en train de mettre en place la 3ème génération de panneau d’information, basé sur le lean. Dans le chantier pilote, on revient sur la communication de terrain avec des indications au jour le jour. Avant, on le faisait entre chef de service et contremaître. Maintenant, on le fait avec tous les acteurs opérationnels, porté par les chefs d’équipe. La différence, c’est que le contremaître a suivi l’école du lean de l’ECAM et il est particulièrement bien armé pour former et motiver les chefs d’équipe."

C’est justement ce qu’explique aux membres du groupe de travail Vladan Stankowic (Liebherr), responsable d'une des équipes qui fonctionne en 3x8. "On a commencé en début d'année. Avant, le passage des consignes était plus individuel. Aujourd'hui, l'approche par équipe est plutôt positive pour partager une vision commune et une dynamique d'équipe collective. Les opérateurs sont satisfaits du passage des consignes et des informations. Et comme c'est visuel, ils comprennent beaucoup mieux ce qu'ils font, ce qui va, et ce qui doit être amélioré. On s'en rend compte quand on a oublié un chiffre : les gens viennent nous voir pour nous en informer. Pareil si nous affichons une photo pour sensibiliser les équipes sur un point d’attention. Ça prouve bien que les gens suivent cet affichage dynamique."

Franck insiste. "Ça marche parce qu’un nouveau contremaître et un responsable d’équipe ont pris leur poste et ont eu une vraie envie de se former." Même constat pour Bernard Lambert (Wanzl), qui est passé par Hager. "Chez Hager, toutes les personnes ont été formées : des responsables aux opérateurs. C’était une priorité pour l’entreprise. Il faut aussi qu’une personne référente fasse vivre cette formation et accompagne les différents services sur le terrain lors du déploiement du lean." Stephan enchaîne : "Nous avons aussi formé les représentants du personnel." Bref, une approche globale qui satisfait pleinement Franck : "La direction Production de Liebherr France a aujourd’hui décidé de déployer largement cette démarche lean."

A la sortie de cette longue visite et, après leur pause de midi, place au rapport d’étonnement des participants. Philippe Klein (SEW Usocome) a été particulièrement attentif à cette visite des lieux. Ses remarques portent sur l’état des encours dans l’atelier et le manque de visibilité sur l’avancement de la fabrication, par rapport aux standards habituels du lean. "J’ai vu énormément de stock, ce qui veut dire que vous avez une énorme richesse interne. Ça fait beaucoup d’argent dormant. Vous ne pouvez donc qu’optimiser votre démarche." Philippe poursuit : "Pour le lean, vous devriez construire votre démarche. Nous, on était imprégné de la culture japonaise et de Toyota en particulier. Pour les Japonais, l’homme devient une vraie richesse. Aujourd’hui, beaucoup de consultants vendent du lean en promettant un gain à court terme. En fait, il ne faut attendre un résultat à moyen terme, car il y a beaucoup de temps pour l’expliquer et rassurer les salariés avant de le mettre en œuvre. Mon conseil : construisez votre propre système de production." Des remarques que Stephan et Franck écoutent attentivement. "On sait qu’on peut encore s’améliorer, explique Franck. Une démarche va être entamée au niveau managérial." Et Philippe de conclure : "L’expérience montre que le lean marche comme un virus et rencontre plein de résistance. D’où l’importance du facteur humain, à commencer par le sponsoring du top management !"


Atelier « Rémunération »


Franck Keiffer présente les avancées de l'atelier qu'il anime. "On a mis en place un système de classification des fonctions avec une fourchette de salaires mini-maxi pour le personnel ouvrier. Cette classification s’est faite en évaluant les compétences mises en œuvre dans les différentes fonctions. Les évolutions de rémunération se font en fonction de l’acquisition et du développement des compétences du salarié. Peu importe la méthode de calcul des salaires, l’essentiel est de savoir expliquer les écarts : performance ; compétences ; expérience/âge. Les entretiens doivent aussi être mieux documentés." Remarque de l’un des participants : "Dans la métallurgie, on a l’ancienneté qui permet d’équilibrer en partie les salaires."

Philippe Klein explique la démarche menée au sein de SEW. "On a procédé, en commission interne, à la cotation des postes de travail suivant la grille de cotation de l’UIMM. Une fois cette classification faite, nous avons établi par classification UIMM une grille de salaire. Pour le mérite, hormis la notion de performance, nous tenons également compte du comportement. Le tout a plutôt bien marché et donné satisfaction à ce jour." Franck insiste : "Il faut savoir parler de rémunération et ne pas avoir peur d’en parler. Les gens sont souvent insatisfaits par manque d’information. Une fiche annuelle décrivant la rémunération globale annuelle, avec l’ensemble des différents postes et avantages divers, permet de mieux communiquer." Pour Bernard Bloch (EDF), "il faut aussi savoir expliquer pourquoi le salarié ne reçoit pas de prime. Souvent, seul le gain d’une prime est expliqué. Ça fait partie du rôle d’accompagnement du manager, du coach. Comme dans une équipe sportive, où le coach explique au joueur pourquoi il n’est pas convoqué pour le match suivant." Un sentiment partagé par Etienne Wathle (Alpaci). "Oui, il faut bien avoir un cadre, une grille. Mais aujourd’hui, les technologies et l’autoformation ont changé la donne. Des jeunes sont parfois plus compétents que des anciens."

"Souvent on estime que le salaire est un critère de motivation, explique Mathieu Greffe (Wolfberger). Or, ça n’a un effet que provisoire. Le salarié l’estime comme un dû au bout de trois mois." Ce à quoi son collègue Rabah Slimani (Wolfberger) rétorque que "la jeune génération est capable d’entendre un argumentaire."

Franck, Bernard et Mathieu ont effectué de nombreuses visites d’entreprises ces derniers mois pour comprendre comment elles étaient entrées dans leur démarche d’usine du futur. "Et dans toutes les visites qu’on a faites, la question salariale n’est en effet pas primordiale", résume Franck. Pour Philippe, la démarche est aujourd’hui collective et pose de nouvelles questions. "Sur la base de la classification UIMM et de la grille de salaire se rajoute jusqu’à 15% d’ancienneté. Les AG sont fixées en général au taux de l’inflation +1%. La part mérite est fixée à 1% de la masse salariale. Il est donné aux managers pour valoriser leur équipe. Le système fonctionne toujours et ceci depuis plus de 25 ans. Aujourd’hui, les syndicats souhaitent plus de transparence quant aux critères d’attribution du mérite, car ils considèrent que ce sont toujours les mêmes qui reçoivent. Avec le projet de la nouvelle usine de Brumath, et compte tenu de la désorganisation générée, le mérite a été partagé entre tous, à la demande des syndicats. Ça satisfait la majorité, mais les jeunes en début de carrière s’estiment lésés." Et Etienne de conclure : "Il n’y a pas de règle immuable et il faut savoir créer régulièrement des dynamiques nouvelles en matière de rémunération."


Dans le cadre de l’APM, Anne Boileau (Meca-Service) a rencontré Jean-François Zobrist, ancien dirigeant de FAVI, qui a mis en place et un système de production que Isaac Getz a depuis appelé entreprise libérée.


"Son modèle, que l’on retrouve facilement sur Internet, a inspiré de nombreuses entreprises, dont Sew Usocome qui a développé son propre modèle Perfambiance. Le modèle est basé avant tout sur la confiance. Il est développé par et pour le client, au centre des mini-usines. Et c’est l’ouvrier heureux qui rend le patron heureux et l’actionnaire heureux. Pas de performance sans bonheur ! Mais il faut encadrer la liberté par deux valeurs limites, régies par le principe : Aime ton prochain comme toi-même ! Et ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ! (chez FAVI : l’homme est bon, et quoique je fasse, cela doit servir l’amour de mon client, interne ou externe).

Revenons sur les circonstances de la mise en place progressive du système FAVI. Jean-François Zobrist a déjà passé quatre mois dans le site de production pour observer et pouvoir mettre en place, petit à petit, des actions d’améliorations, en prenant la direction de FAVI dans les années 1970, avant d’en devenir le dirigeant. Durant cette phase, il a pu comprendre et il a commencé par des actions concrètes améliorant le quotidien. Comme dirigeant, il a cassé les cloisons, physiquement et dans l’organisation, en supprimant les fonctions support, sauf le bureau d'études qui reste une équipe autonome. Il a mis en place une organisation autour de mini-usines, avec des leaders cooptés par leurs collaborateurs, tout en mettant au centre le client : 1 agent qualité, 1 commercial et 1 leader élu par l’équipe et coopté suite à une annonce. Il a mis en place les outils d’amélioration, apportés notamment par la culture automobile des années 1980, (statistique, kaizen, .. ). Le but est de pérenniser l’entreprise et créer des emplois et, pour cela, l’indicateur que FAVI utilise est le cash flow, en créant un compte de résultat chaque mois. La mise en place de ce modèle a reposé sur Jean-François Zobrist dans les années 80. Si les principes fonctionnent, le modèle doit être adapté à chaque entreprise, au passé, au métier, à la région, et aux années : les années 2010-2020 sont différentes des années 1970-80-90. Plusieurs crises sont passées depuis 1980 ! Les outils ne sont plus les mêmes, les règles du travail et les motivations des salariés ne sont pas les mêmes. Les moyens de communications ont évolué et le monde a changé."
Philippe complète cet exposé d'Anne. "Chez SEW, l'esprit fonctionne : responsabiliser les personnes à ce qu’ils font et donner du sens à cela. Mais, il faut faire entrer les clients dans chaque mini-usine et responsabiliser les managers à la performance, mais aussi à l’ambiance. Pour ce faire, un compte exploitation de la mini-usine a été créé,ainsi qu’un référentiel de management. Les fonctions supports locales viennent en soutien aux managers de mini-usine, sur appel, en fonction des besoins exprimés par le manager de la mini-usine. Il n'y a donc pas de contraintes liées à l’organisation. Pour le reste des indicateurs, le manager les définit en fonction de son besoin du moment."


Comment réussir votre industrie du futur ? Tôt ou tard, un hacker va piquer les data pour agir en votre défaveur.


Stephan a participer récemment à une rencontre avec Carmen Muller, la nouvelle responsable territoriale Grand Est du CETIM, le Centre technique des industries mécaniques. "Comment réussir votre industrie du futur ? Tôt ou tard, un hacker va piquer les data pour agir en votre défaveur. C’est avec cette image que l’intervenant Pierre-Marie Gaillot (CETIM) illustre les changements à venir dans nos relations client-fournisseurs actuelles. Si on ne s’intéresse pas aux flux de données qui circulent, on risque de perdre des parts de marché suite à l’émergence d’un nouveau service ou d’un nouveau produit dérivé de notre activité actuelle.

Pour aborder ce chantier de l’Industrie du Futur, nous avons utilisé la grille de lecture proposée par le CETIM (les 8 leviers de l’Industrie du Futur). Par rapport à ces 8 grands chapitres, on s’est rendu compte que Liebherr France était déjà bien avancé sur certains sujets. En complément, grâce au diagnostic «Scan Industrie du Futur» de la CCI, j’ai pu faire un spectre des domaines où nous sommes encore en retard. Ça me donne des pistes à travailler. L’idée n’est pas d’être bon sur tous les critères mais de savoir où nous en sommes pour prioriser nos projets.

Beaucoup de monde était présent à ce rendez-vous de la mécanique, avec une quarantaine de participants nous avons dû en refuser une bonne vingtaine de demandes d’inscription. Mon sentiment personnel est que nous avons communiqué sur le niveau technologique de nos produits et de nos moyens de fabrication qui cadre avec le référentiel de l’industrie du futur. Mais il nous reste encore un gros travail à faire pour avancer sur les thèmes moins technologiques. Le GT Facteur humain doit nous permettre de faire progresser Liebherr France sur ces sujets."

Une analyse partagée par Franck. "Le facteur humain sera aussi important que nos choix de robotisation. Sinon, on va passer à quelque chose d’important et si l’humain n’est pas pris en compte, on va créer des tensions." Une nécessité que précise Bernard : "Que ce soit dans la démocratie citoyenne ou dans les entreprises, vouloir libérer les énergies des citoyens et des salariés suppose de savoir animer des réunions collaboratives, avec des facilitateurs formés à cet effet. C’est un bon moyen de mettre en mouvement des communautés de pratique autogérées, à l’instar de ce groupe de travail sur le facteur humain."


La suite de l’après-midi a permis au groupe de commencer ses échanges autour de l’open innovation


Etienne Wathle (Alpaci) et Georges Cierzniak (Spirotec) expliquent que "le maillage entre PME est un moyen de rupture pour aller vers l’usine du futur et que l’open innovation permet à des offreurs de solution d’apporter de réelles solutions à des PME et des industries. Mais tout le monde court vers la personnalisation du produit, comme l'explique Philippe. "La vraie question est : comment nous, les industriels, allons-nous répondre à ce besoin croissant de personnalisation, ceci d’un point de vue conception, mais aussi et surtout production ? Il est fondamental dans ce contexte de se focaliser sur ce qui freine ou empêche la fourniture demandée dans un délai court."

Les participants en conviennent, l’open innovation commence par savoir écouter les clients qui font souvent des propositions. Une évidence pas si simple apparemment, comme le souligne Bernard : "L’open innovation doit aussi être interne. Ici, le problème est souvent culturel : le Français et particulièrement les Alsaciens ont parfois du mal à accepter que d’autres puissent des idées plus intéressantes que les leurs."
Comment le facteur humain peut favoriser l’open innovation ou quels facteurs humains freinent l’open innovation ? Est-ce que l’innovation est un facteur clé de succès ? Pour tous, l’industrie du futur, pour exister demain, devra innover.

Mais l’heure tourne est les participants décident d’y revenir lors de leur prochaine session prévue chez Wanzl, à Sélestat.


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