samedi 2 décembre 2006

100 000 kilomètres minute



Vendredi 1er décembre 2006.

Aujourd’hui, c’est un grand jour. Ce matin, je suis rentré à minuit treize et mon compteur affichait 99998 km. Cela fait facilement une semaine que je jubile à l’idée de voir les cinq chiffres de mon compteur basculer dans l’ère des centaines de milliers. Et je m’entraîne à me concentrer sur les changements d’unité. Je m’entraîne surtout par tranche de dix kilomètres, me concentrant particulièrement sur le neuf et les hectomètres qui défilent. Et trois fois sur cinq, ça ne loupe pas, enfin si justement, je loupe la transformation du dernier neuf en zéro, concentré que je suis sur la route ou sur la musique que j’écoute ou sur je ne sais quelle idée précieuse que je trouve lamentable dès que je vois que j’ai une nouvelle fois loupé l’apparition du zéro. Et ce matin, je sais que je vais enfin vivre ce moment rare.

J’ai quarante-trois ans et ce n’est évidemment pas la première fois que je vais avoir une bagnole qui aura franchi le cap des cent milles. Dans l’ordre, une Golf, une Lancia, une Seat, une Ford, une Alfa, une Renault. C’est drôle, en l’écrivant, je croirais presque que je le fais exprès de changer de marque à chaque fois… Évidemment, je n’ai pas fait des centaines de milliers de kilomètres avec chacune mais, autant que je me souvienne, je n’ai jamais vécu ce moment de bascule de cinq à six chiffres.

Hier soir, ou plutôt tôt ce matin, en rentrant, j’ai prié pour que la bascule ne se fasse pas dans cette nuit de solitude. Depuis une semaine que j’attends cet événement, j’ai en effet imaginé plusieurs scénarii et aucun d’entre eux ne situait l’action avec moi au volant tout seul dans la nuit noire. Celui qui me semblait le plus sympa consistait à emmener ma famille avec moi pour rouler juste un à trois kilomètres et ainsi transformer ce moment en un souvenir familial original. Une sensation partagée qui ne pourrait trouver sa place dans l’album photo familial mais resterait graver dans le conscient familial. Mais là, à minuit treize, je sais que je ne vais pas les réveiller pour les embarquer dans cet événement qui les perturberait plus qu’autre chose. Mais c’est sûr que si je le faisais, ça resterait dans le conscient familial ! Mais pas comme je l’espère, ça c’est sûr aussi.

Quand je dis que le passage de 99 999 à 100 000 est un moment rare et un évènement, évidemment je sais qu’en lisant ces lignes vous trouverez que c’est plutôt un non-événement. Certes, nous vivons en 2006, à l’heure où tout le monde roule en bagnole et où plusieurs millions d’individus vivent certainement ce même non-événement en même temps que moi. Mais je sais que ce sera un moment rare pour moi car je ne me souviens pas encore avoir fixé mon attention sur ce non-événement que je dois pourtant certainement avoir déjà vécu, tout comme ma femme et évidemment mes enfants.

Bref, à minuit treize, j’ai très rapidement pris la décision de ne réveiller personne. Je ne me vois pas non plus les réveiller plus tôt demain pour les embarquer dans une aventure matinale à sept heures du matin car ils ont plutôt le réveil tranquille. Là aussi sinon, ça ne resterait pas dans le conscient familial comme je le veux. Ce n’est pas grave, j’aviserai au réveil.

Au réveil, j’y étais à six heures. Et je savais le scénario que j’avais imaginé. Je les ai réveillés tranquillement et nous avons pris un petit déjeuner tranquille. Je leur ai dis Salut et je suis entré dans ma voiture à sept heures cinquante.

Départ devant le numéro 4 de la Rue des Faisans. Je tourne à droite puis à gauche pour prendre la Rue du Rivage. C’était une petite rue sympa mais nos élus ont décidé d’en faire le début du futur contournement d’Ostwald durant les travaux du futur tramway. J’imagine déjà les files ininterrompues de voitures et de poids lourds. Hors de question de vivre un moment rare dans cette rue là. En plus, le rivage en question est celui qui borde la gravière du Gerig, une gravière entourée d’une plage où les plus populaires de nos concitoyens venaient bronzer et se baigner l’été venu. J’écris "venaient" car ils ne peuvent plus venir vu que ma voisine de mairesse à décidé d’ériger une barrière afin de « protéger la population contre les risques de noyade ». C’est la version officielle car depuis c’est elle qui bénéficie de la tranquillité d’une plage et d’une vue imprenable sur la plus grande gravière de la Communauté urbaine de Strasbourg. Avec toutes ces pensées dans ma tête, je me vois prier pour que le cap des cent milles n’intervienne pas dans cette Rue du Rivage. Je vois le compteur affiché soudainement 99999 kilomètres. Et merde, plus qu’un kilomètre et je n’ai pas réussi à voir la bascule de 99998 en 99999. Pourvu que je voie la prochaine bascule et que je sois sorti de cette rue.

Ouf, le feu rouge est en vue. Je prends à gauche et me voilà dans la Rue de l’île des Pêcheurs. A ce moment-là, je sais que c’est celle-là, que ce sera celle-là. Cet endroit a en effet déjà une histoire dans mon conscient familial. Quand ma mère a su que j’allais habiter Ostwald, il y a plusieurs années de cela, elle m’a dit qu’à l’époque de sa jeunesse, ce n’est pas loin de chez moi que les Strasbourgeois venaient passer le week-end, entre amis et en amoureux. Il y avait en effet la gravière du Gerig et une petite île avec une guinguette que l’on ne pouvait gagner qu’en barque à la rame. D’où le nom de la Rue de l’île des Pêcheurs. Ce sera celle-là.

Le seul problème de cette rue est qu’entre le feu rouge et la Rue du Général Leclerc, il n’y a pas beaucoup de centaines de mètres. Et je n’ai pas envie non plus de vivre ce moment rare dans la Rue du Général Leclerc. C’est la rue qui traverse Ostwald d’Est en Ouest et c’est bien le problème de ma commune qui se résume plus à une grande traversée routière qu’à une petite commune sympa. Hors de question de voir mon compteur basculer dans cette rue, même si Leclerc a sauvé notre région des griffes nazies.

Mais à l’instant où je pense à tout ça, je me rapproche dangereusement du bout de la Rue de l’île des Pêcheurs. Plus qu’une cinquantaine de mètres et mon compteur affiche encore 99999 kilomètres au compteur. Dix mètres avant l’intersection, il y a une possibilité de demi-tour. Je me dis que je vais l’emprunter pour être sûr de rester dans la Rue de l’île aux Pêcheurs. Et c’est à ce moment-là que, les yeux fixés sur mon compteur, je vois enfin les cinq neuf devenir cent mille. Il est sept heures cinquante quatre.

J’arrive ensuite au croisement et je prends à gauche la rue du Général Leclerc. Je me gare sur la droite et je compose le numéro de téléphone de la maison.

Une seule sonnerie et je tombe sur Thomas, mon aîné. Je lui dis d’appeler Camille et maman autour du téléphone. Je me dis aussi qu’ils doivent bien se demander ce que leur original de papa a encore inventé, surtout qu’à cette heure-ci, ils commencent à être à la bourre pour être à l’heure tous les trois à leurs premiers rendez-vous respectifs. J’imagine déjà l’agacement de Véro. C’est vrai que ça faisait aussi partie du scénario que j’avais imaginé cette nuit.

Ils sont là, me dit Thomas.

Je voulais partager avec vous ce moment rare. J’ai devant les yeux mon compteur qui affiche cinq zéros. C’est nul c’est vrai mais avec le un devant, c’est très joli. Allez, bonne journée à vous trois. Salut. Et je raccroche.

En raccrochant, je me dis que ça, c’est de l’art conceptuel. Et qu’avec ma famille, nous venons de créer une œuvre éphémère.

Je mets mon clignotant et je redémarre. Neuf cents mètres plus loin et cinquante secondes plus tard, je vois mon compteur afficher 100001 kilomètres.

C’était vraiment de l’art éphémère. Il m’aura suffi d’une seule minute pour parcourir 100000 kilomètres.

En rentrant le soir, j’ai demandé à ma femme et à mes enfants de m’écrire comment ils avaient vécu ce coup de téléphone. Promis, juré, je n’ai pas encore lu leur témoignage au moment où j’écris ces lignes. Je vous invite à le découvrir avec moi. Voyeurs que vous êtes ? Non lecteurs intrigués et curieux. Comme moi.

Bernard, Ostwald, le 2 décembre 2006.


Quand tu as téléphoné, je me suis précipitée vers le téléphone en me disant que c’est quelqu’un d’habituel. J’étais devant la télé et on m’a dit de monter. Quand on m’a dit ce qui s’était passé, je me suis dit que ça n’arrive pas tous les jours.

Camille, même lieu, même date, du haut de ses 10 ans.


… Sol, si, sol, ré, si, sol, ré … Dringgg !

- Camille, va répondre !
- Nan !!
- Grrr…

Je pose ma guitare et vais répondre. C’est mon père. Il me dit de dire à tout le monde de venir écouter. Maman se sèche les cheveux, ça va être dur…

Une fois que tout le monde est là, il dit : « J’ai le nombre cent mille devant les yeux. » Je suis le seul à l’avoir entendu. Les autres étant trop loin. Il a gagné au Loto ? Non, impossible, il ne joue jamais. Et là, je me souviens, le compteur de la voiture. C’est vrai que ça n’arrive pas souvent. Je transmets le message aux autres. Personne ne comprend rien. Pas grave. Ce n’était pas une information importante. Papa leur dira…

Thomas, même lieu, même date, du déjà très haut de ses pourtant seulement 13 ans.


J’étais en train de me maquiller devant la glace de la salle de bain. Camille m’a appelée, le téléphone à la main : « Maman, papa veut qu’on écoute tous les trois. »

C’est quoi ce binz ?!? On est déjà à la bourre. On approche tous les trois l’oreille du combiné. Je n’entends presque rien.

« Papa dit qu’il vient de passer les 100 000. »

Les 100 000 ? 100 000 euros ? Il a gagné 100 000 euros ! Non 100 000 kilomètres.

Hop, c’est bien ! dis-je un peu déçue. On n’a plus que deux minutes pour se préparer.

Véronique, même lieu, même date, bientôt vingt ans de mariage avec moi.