Je devais avoir une vingtaine d'années à l'époque. Je suivais alors des études pour devenir publicitaire. Un ami d'enfance que j'avais croisé m'avait dit qu'il animait une émission de reggae sur une radio libre. Je l'avais suivi pour assister à l'une d'entre elles et dix jours plus tard, après quelques rencontres et autant de poignées de mains, je commençais ma carrière d'animateur radio. En fait, j'étais comme mes nouveaux collègues à la fois producteur, technicien, journaliste et animateur. Co-animateur en vérité, car j'avais emmené dans cette aventure Marie-Lo, une amie à la voix envoutante, genre voix d'aéroport, une voix désirable, capable d'adoucir les nuits sans sommeil de nos auditeurs.
Mon émission s'appelait "Un homme, une femme" et notre générique - non, ce n'était pas "Chabadabada" ! - était une interprétation jazzy de "La non-demande en mariage" de Georges Brassens, interprétée par Marcel Dadi. Pendant deux heures, de 20h à 22h, nous passions de la chanson francophone. Je passais mes journées de semaine à courir à la médiathèque choisir et emprunter six 33 tours (on ne pouvait en prendre davantage à la fois), j'enregistrais les morceaux que je souhaitais diffuser, je retournais deux heures après les échanger contre six autres et rebelote ainsi cinq jours par semaine, j'écrivais ensuite mon programme de deux heures sur une feuille pour, le dimanche, mixer en direct live mes enchaînements en les commentant avec Marie-Lo.
Nous arrivions dans le studio le dimanche vers 19h30 pour nous imprégner de l'ambiance en écoutant la fin d'une émission qu'un passionné consacrait au cinéma. Au mois de mai, il partait au Festival de Cannes et ramenait une valise d'étoiles et de sons - paroles et musiques, interviews d'acteurs et de techniciens - qu'il reprenait ensuite par extraits dans ses émissions. De ce cinéphile amateur éclairé qui partageait sa passion avec ses auditeurs, avec qui nous parlions un peu d'actus cinématographiques, je ne connaissais que le prénom, L. Il était un véritable militant du cinéma, un lecteur certainement assidu des Cahiers et un pourfendeur tout aussi certainement assidu de Première. Il devait avoir cinq à dix ans de plus que moi, cheveux courts, sérieux, cérébral. Collant parfaitement à son émission. C'était aussi l'époque du Cinéma de minuit sur Antenne 2 le vendredi soir, de Ciné Cinéma sur FR3 le dimanche soir.
Mon vie radiophonique dura deux ans, puis la radio libre devint une radio commerciale avec ses animateurs salariés, ses play-lists contractuelles et ses publicités payantes. Les trois derniers bénévoles, dont je faisais partie, choisirent une autre voie.
Cinq ans plus tard, je bossais dans la pub. J'avais vingt-cinq ans et j'avais briefé des agences pour une campagne visant à promouvoir des offres d'accès à Internet. Lors de leurs présentations, quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître L. sous les traits du directeur artistique de l'une des agences. Egal à lui-même, passionné, professionnel, convaincu. Chaque fois que je le croisais, les mêmes émotions nous ramenaient dans nos années radio et les sourires que nous échangions étaient quelque peu nostalgiques. Les années passaient.
Je devais avoir près de trente cinq ans quand je fus invité au mariage de l'ex de ma femme. Nous les rencontrions assez souvent mais je ne connaissais pas vraiment leurs amis. J'y allais donc en traînant un peu les pieds. Alors que nous entrions dans une grande salle, je repérai quasi-instantanément L. parmi les invités présents. Surprise, étonnement, satisfaction et plaisir de le revoir en dehors du business. L. était en fait le cousin de la mariée. Le reste de la soirée fut la première vraie et belle occasion de nous connaître un peu mieux. Et autrement.
Je devais avoir la quarantaine quand nous fûmes invités à l'anniversaire de très bons amis. Assurés de passer une très bonne soirée, nous savions que nous allions retrouver cette bande d'hallucinés hétéroclites que nous croisions ici plusieurs fois par an. Alors que je buvais, dansais et fumais, j'aperçus L. et son épouse, esseulés dans un coin. J'appris par la suite que son épouse était une copine de nos hôtes. Je me rapprochais pour le saluer et finis la soirée en discutant longuement avec lui.
J'avais eu 44 ans et je venais d'être élu président de mon club de foot. En juin, alors que je venais voir les matches de jeunes un samedi après-midi, quelle ne fut ma surprise de voir L. boire tranquillement un café sur la terrasse de notre club-house. Après discussion, il m'expliqua que son fils avait commencé le foot depuis peu. Quand je lui demandais pourquoi il avait choisi ce club, il me répondit que c'était le club le plus proche de chez lui, chez lui s'avérant être la même rue où habitaient mes beaux-parents.
Vous croyez au hasard, vous ? Moi, pas du tout. Je sais que le monde est petit, particulièrement à Strasbourg. N'empêche que depuis, je surnomme L. "ma chaîne d'ADN". Il est ma deuxième chaîne hélicoïdale, celle qui croise ma route régulièrement et intimement.
Il y a quelques semaines, j'ai recroisé L. chez nos amis. On a à nouveau beaucoup discuté. Il m'a notamment conseillé plusieurs auteurs de romans noirs. J'adore lire mais j'adore aussi passer beaucoup de temps à choisir les livres qui nourriront mon âme. Mais sur ce coup, je n'ai pas hésité et j'ai depuis dévoré tous les livres qu'il m'avait conseillés.
Ces quelques lignes sont le moyen que j'ai retenu pour le remercier. Il ne comprendra rien à tout ça mais ce n'est pas grave, il reste quoi qu'il advienne une part de mon ADN.
Paris, le 11 juillet 2009