Chapitre 1 : Sud – Nord - Ouest
Comme tous les lundis matin, je roule vers mon lieu de travail. C’est l’hiver et j’ai droit à un bel été indien. Soleil très jaune sur fond gris bleu.
La Forêt Noire à ma droite, les Vosges à ma gauche et dans mon dos. Pas trop de monde sur la route. A huit heures dix, les lève-tôt sont déjà au boulot et les administratifs de la banque et de la fonction publique ne commencent qu’à neuf heures.
Une Audi rouge roule devant moi. Je la suis sur la file de gauche, j’hésite à prendre celle du centre. Depuis le temps que j’emprunte ce trajet, j’ai eu le temps d’observer et de comprendre certains secrets de la circulation automobile sur cette autoroute.
Depuis chez moi, mon trajet jusqu'au bureau peut durer de seize à quarante minutes. En général, quand je passe au-dessus de l’autoroute A4 avant prendre la bretelle d’accès, je peux deviner la durée du trajet à deux minutes près.
Après l’entrée sur l’autoroute, ça avance un peu. Il reste à gérer les entrées suivantes. Beaucoup de monde là aussi. Les nouveaux arrivés viennent de la bande du Rhin. A l’heure où je pense ces lignes, j’arrive justement à cet endroit. L’Audi rouge devant moi avance par à-coup. Un coup elle accélère, un coup elle freine. C’est le principe de la file de gauche. On double tout le monde, mais pas très longtemps. Il y en a toujours quelques uns qui veulent doubler encore quelques voitures avant de sortir de l’autoroute. Evidemment, comme elles sont sur la file de gauche, elles doivent s’imposer avec force pour passer dans la file du centre, puis la voie de droite avant de vite gagner la bretelle de sortie. En général, arrivés dans la bretelle, ils sont contents et assez fiers de leur coup. J’écris «Ils» car ce ne sont que crétins sans «e». Ils ont bien l’impression d’avoir été un peu dangereux, d’avoir emmerdé quelques automobilistes, mais bon, ce n’est rien à côté de leur plaisir de l’exploit accompli. En général, ce sont souvent de grosses voitures qui accomplissent ce genre d’exploits débiles. Débile doit être un des rares mots de la langue française qui prend un e à la fin alors qu’il est invariablement masculin.
L’Audi devant moi ralentit. Je la soupçonne de vouloir quitter l’autoroute au prochain échangeur. Voilà, elle met son clignotant de droite. Évidemment, les plus petites voitures de la file du centre se vengent et personne ne lui laisse le moindre millimètre pour se rabattre. Le mec de l’Audi doit s’impatienter. Je dis le mec car, comme il est quasiment à l’arrêt et que je le suis, j’ai tout le loisir de regarder dans son rétroviseur intérieur et de voir son visage de cinquantenaire énervé. Voilà, il se décide. Il se rabat lentement mais sûrement vers la droite. Les deux premières voitures de la file du centre ne le laissent pas faire mais, la troisième, une Coccinelle noire conduite par une nana le laisse s’incruster dans la file du centre. Les deux premières voitures devaient certainement être conduites par deux mecs, deux débiles aussi, mais moins riches et jaloux de l’Audi. Bref, le mec est à présent sur la file du milieu et évidemment il ne dit pas merci à la nana. Elle, elle doit écouter Europe 2 ou NRJ et se marrer dans son monde des matinales radiophoniques, loin du bordel extérieur.
J’arrive à la hauteur de l’Audi. Le mec n’est pas calmé pour autant. Il doit encore gagner la file de droite pour sortir. Vu la veste grise, il doit certainement écouter France Info ou BFM mais ne doit plus entendre grand-chose, concentré qu’il est sur le nouvel exploit qu’il lui reste à accomplir. Il lui reste encore 100 mètres pour y arriver. Limite mais possible. Le problème avec les débiles, c’est qu’ils arrivent presque tout le temps à sortir au bon endroit.
Devant moi, ça reprend un peu d’allure et je laisse l’Audi se dépêtrer toute seule. J’hésite toujours à prendre la file du centre et finalement je m’y décide quand même. Là, ça avance moins vite mais plus régulièrement. Comme d’habitude, je commence par regretter mon geste. La Laguna que je suivais s’éloigne devant moi et six autres voitures me doublent. Mais je sais qu’elles ne perdent rien pour attendre. Une centaine de mètres plus loin, en effet, je les retrouve et les double par la droite. Ouf, en tant que débile, mais un peu moins que d’autres, j’éprouve le sentiment très égoïste de la satisfaction. Je me rapproche de la sortie suivante, celle qui mène directement en Allemagne via l’ancien Pont du Rhin. Là, je sais que je peux reprendre ma place dans la voie de gauche et doubler les autres en respectant le code de la route. Je mets mon clignotant et j’y arrive sans trop de difficulté et sans emmerder les autres.
A ce stade du trajet, la file de gauche avance plus régulièrement mais pas plus rapidement. Il faut dire qu’à partir d’ici, les entrées-sorties d’autoroute sont très rapprochées. On est dans Strasbourg et on passe du Sud au Nord en peu de kilomètres. Les sorites-entrées-sorties-entrées s’enchaînent sur deux kilomètres. Ensuite, ça se calme et il n’y a beaucoup de sortie jusqu'à mon point d’arrivée.
Douze minutes que je suis sur l’autoroute. Bonne moyenne. C’est en général ici que je recommence à respirer plus tranquillement. Que je reprends le dessus sur le rythme de la vie. Que je maîtrise les éléments. Que je reprends le temps de rêvasser. Quand je suis en voiture, c’est souvent le même rêve qui revient.
Cela se passe sur l’autoroute. Comme par hasard, c’est toujours sur l’autoroute que j’y pense. Cela se passe donc sur l’autoroute. La circulation est plutôt fluide et je roule tranquillement. Tout se passe pour le mieux quand, soudain, je vois un véhicule qui dérape dans le sens inverse. Il dérape et vient percuter le véhicule qui le précède. Il veut certainement l’éviter mais il le touche quand même au niveau de l’aile arrière gauche. Le véhicule de devant effectue un tête-à-queue et revient percuter le premier véhicule qui est poussé vers la rambarde centrale de sécurité. Là, il semble vouloir braquer vers la droite mais le véhicule est déséquilibré. Je vois alors la bagnole qui bascule sur le flanc gauche côté conducteur et rebondit par-dessus la rambarde. Il s’élève alors et effectue une vrille pour finalement revenir s’écraser de l’autre côté au moment même où j’arrive à cet endroit. Au mauvais endroit au mauvais moment. La suite du rêve est assez courte. La bagnole me retombe dessus et, en général, je préfère penser à autre chose et c’est toujours là que le rêve s’achève.
Le temps du rêve dure environ une vingtaine de secondes. Le temps de me réveiller, j’ai laissé j’arrive à la hauteur de la zone industrielle qui précède la sortie vers mon boulot. C’est là que bosse le gendre de mon cousin. Il a une entreprise de meubles dont l’enseigne est particulièrement bien visible depuis l’autoroute. Comme tous les matins, je jette un œil pour la repérer. Puis je regarde à nouveau la route devant moi et c’est là que je la vois, de l’autre côté de l’autoroute. Une belle BMW toute blanche et toute neuve. Elle devait rouler à vive allure car le choc contre la Polo rouge qui la précède est assez violent et la suite spectaculaire. La BMW part immédiatement droit dans la rambarde centrale. Elle la percute par le pare-chocs avant droit et s’élève aussitôt dans les airs.
Quand je voyais ce rêve, je me demandais souvent ce que je préférais qu’il m’arrivât. Tué sur le coup ou salement amoché et handicapé à vie ? Quand j’étais adolescent, je n’avais aucun doute là-dessus. Tout sauf survivant. Donc mort. Et vite. Et sans souffrir. Raide mort. Schluss Fertig, comme on dit chez nous en bon alsacien. Il y a plein de gens qui me disaient : « T’imagines ? Mourir comme ça, d’un coup ! Alors que t’avais encore plein de trucs à vivre, de voyages à faire, de personnes à rencontrer. » Moi, ce que je leur répondais, c’était : « Mais non, tu meurs d’un coup, tu n’as aucun regret à avoir. Tu n’as même pas le temps de penser à tout ce que tu aurais pu faire. C’est fini. Point, à la ligne. »
Je ne voyais aucun intérêt de survivre sans disposer de tous mes moyens. Pire. D'être une charge pour d’autres qui ne me doivent rien et surtout pas ça. Je me souviens du film « Johnny got his gun ». Cela se passe durant la première guerre mondiale. Un jeune soldat se prend un obus sur la tronche. Black. Il se retrouve dans le noir. Il sent ses bras, puis ses jambes. Il voit la pénombre. Il veut crier mais aucun bruit ne sort de sa bouche. Pourtant, il arrive à penser à tout ça. Il est parfaitement conscient d’être bien vivant. Ses jambes le démangent et il veut les bouger. Mais, là non plus, rien ne se passe. Il comprend alors qu’il n’a plus de jambes. Il s’auto-inspecte complètement et comprend qu’il n’a plus de bras non plus. Il entend des gens qui passent à côté de lui, qui murmurent des choses tout bas. Il veut crier mais personne ne l’entend. Lui, il les entend pourtant : « Il n’a vraiment pas eu de chance. C’est un légume qui n’a plus que le cœur qui bat. Aucun geste ni aucune activité cérébrale ». Mais lui, il veut hurler : « Mais si, je suis vivant, je pense et donc je suis ! »
Je m’imagine à sa place. Ma femme près de moi que j’entends venir chaque jour. De sept heures à neuf heures le matin, puis de dix-neuf heures à vingt et une heures le soir. Je l’entends qui entre sans faire de bruit, de peur de me réveiller. « Mais si, réveille-moi ! Regarde-moi, je suis tout éveillé ! » Elle prend une chaise qu’elle approche près du lit et s’assied. Elle me passe la main sur le front. Tendrement. « Ne sens-tu pas que je vis ? Ne sens-tu pas mon cœur qui bat de bonheur en sentant ta main sur moi ? » Elle me caresse tendrement la joue. « Merci, mon amour, mais vas-t-en, ne perds pas de temps avec ton légume, refais ta vie comme je t’avais demandé mille fois de le faire au cas où cette situation m’arriverait ! » Mais non. Tu reviens chaque matin. Et chaque soir. Inlassablement. Ta voix ne change pas. Pendant ta phase de chagrin, je devais être endormi, dans le coma, entre la vie et la mort. Maintenant, j’entends ta voix qui est douce. Tu parles à voix basse. Toujours pour ne pas me réveiller, je pense. Ou peut-être veux-tu me réveiller, mais en douceur au cas où ce miracle se réaliserait. Tu veux que je ressuscite dans un monde de silence où ne bruisseraient que ta voix et ton sourire. « Mon amour, regarde-moi, je t’entends, t’entends ! » Mais non, tu continues à parler à voix basse. Tu me racontes ta journée, tes patients, les enfants, mes enfants, nos enfants. Quel âge ont-ils à présent ? Vingt-et-un ans ? Et elle, dix-huit ans ?!? Quoi ? Cela fait donc huit ans que je suis dans cet état ?
Dans le film, une infirmière lui fait un jour sa toilette et, alors qu’elle lui passe l’éponge sur son torse, elle sent son cœur qui s’accélère. Elle comprend alors que Johnny n’est pas un légume inerte, mais qu’il éprouve des sentiments capables d’accélérer les battements de son cœur. Elle essaye d’en avertir les médecins qui mettent du temps à la croire. Elle invente ensuite un mode de communication avec son patient. Un léger clignement de l’œil, cela veut dire « Oui », deux battements, « Non ». Pour l’anecdote, dans le film, Johnny finit par lui expliquer, ainsi qu’aux médecins, qu’il veut être montré dans les cirques, comme une bête curieuse qui pourrait alors expliquer aux gens l’horreur et les ravages de la guerre. Evidemment, les médecins militaires tenteront de l’en empêcher.
Donc, je ne voulais pas survivre. Pas comme ça, en pensant à ce film. Mais aujourd'hui, j’ai cinquante et un an et je ne suis plus très sûr de ce que je voudrais. L’autre jour, je me disais que « même infirme, je pense que je serais heureux de voir mes enfants, de les faire rire, de les entendre rire. Je crois que ce serait important pour eux de me savoir là, présent, à leurs côtés. Je sais aussi que c’est ce que mon amour préférerait. Pour elle, mais aussi pour eux. » Infirme, mais pas comme Johnny, non. Infirme en chaise roulante peut-être, ou allongé dans mon lit. Tétraplégique ou hémiplégique, mal en point en tous cas. Je pourrais peut-être encore caresser mes enfants et mon amour. Je crois que sinon, c’est ce qui me manquerait le plus. Ne plus pouvoir les câliner, apaiser leurs peines et leurs souffrances, ressentir leurs joies et leurs plaisirs. J’ai toujours aimé me concentrer sur mes sens les moins usités.
Le goût, l’odorat, le toucher. Quel bonheur ! J’éprouve de vifs plaisirs à me remémorer des épices oubliées, des senteurs évaporées, des matières de ma jeunesse.
Un tissu brodé à l’ancienne, une broderie bien épaisse. Et hop, je me revois dans la chambre d’ami chez ma grand-mère. Je suis allongé dans le lit. Je caresse le mur et surtout la tapisserie murale. Mes doigts effleurent la broderie de la partie de chasse. La frise qui enlumine le tableau me projette dans un circuit automobile dont je suis le héros. L’aventure au bout des doigts.
Une bruine strasbourgeoise mêlée au gravier. Me voilà reparti dans les heures de solitude de mon adolescence, traînant à quatre heures du matin dans les rues de la ville. Le son musical des gouttes qui battent les pavés de la ville. L’odeur du macadam mouillé. Les néons qui se reflètent sur le bitume. Le plaisir égoïste et triste de nous savoir peu nombreux sur la planète à savoir apprécier ces plaisirs sensoriels.
Une purée avec un peu de viande hachée, et revoilà le hachis Parmentier de ma maman. La cuisine dont la fenêtre ouvre sur le jardin. Le jardin avec son pommier vert et brun plié à quarante-cinq degrés et soutenu par un étau de fortune. La cuisine avec sa table recouverte de sa nappe en lino couleurs Vichy rouge et blanche. Mon Nesquick fumant à côté du Ricoré de ma mère. Mélange d’arômes épicés et de couleurs chatoyantes. Nostalgie, nostalgie.
Voilà ce que je me dis à nouveau alors que la BMW s’élève au-dessus de la rambarde centrale de sécurité. Il paraît que juste avant sa mort, on revoit défiler sa vie en accéléré. Et alors que je vois la BMW se rapprochant de moi, je repense effectivement à plein d’instants qui ont marqué ma vie.
Je me revois ado, quand j’étais le confident de plein de copines. J’aurais préféré être leur amant mais bon, souvent je me contentais de les écouter. Il faut croire qu’elles pensaient que je les entendais. En fait, je les laissais parler et, parfois, les interrompais pour leur demander une précision. Un vrai psychologue avant l’heure. Je les aidais à rechercher loin au fond d’elles-mêmes les causes de leurs maux, les raisons de leur mal-être, loin, là-bas, loin, si loin, aux sources de leur introspection. Elles m’aimaient bien aussi car elles pensaient que je ne les draguais pas. J’étais différent. Elles me trouvaient différents. Différents des autres. Je ne me la ramenais pas. J’étais discret. Discret par opposition à grande gueule et discret parce que je savais garder les secrets qu’elles me confiaient. Ces secrets m’agaçaient d’autant plus que la plupart du temps, elles me parlaient de leurs petits amis qu’elles n’aimaient plus et elles m’expliquaient qu’elles ne savaient pas comment le leur dire. Et moi, je pensais : « Mais bon sang, tu leur dis et tu sors avec moi. Au moins, tu ne lui laisses même plus le temps de se poser la question ou de chercher à te reconquérir ! » Mais non, je me taisais et les laissais parler. A la fin, elles se rendaient toujours compte qu’elles les aimaient toujours, et elles me remerciaient chaleureusement de les avoir aidées à prendre la bonne décision. « Merci de m’avoir écoutée », disaient-elles. « Merci de savoir m’écouter. » Et moi de me dire ; « Bravo, toujours aussi con ! »
La BMW entame sa descente sur la mauvaise voie de l’autoroute. La mienne. C’est fou la foule de détails qui nous revient dans ces quelques secondes dramatiques. Je lis distinctement la plaque minéralogique de la BMW. Elle se termine par 75. Un Parisien. Un vrai de vrai. Pas de la banlieue. Près de cinq cents kilomètres pour arriver là. Pour en arriver là. Du mauvais côté de la vie.
Le ciel est bleu et le soleil vif. Mes souvenirs me ramènent en montagne et au bord de la mer. Le ciel est bleu et le soleil vif. Les gens sont bronzés et heureux. Les gens prennent le temps de s’occuper d’eux. Les paysages magiques défilent sous mes yeux. Des plages brunes, des gratte-ciel transparents, une église grise, une synagogue ocre, une mosquée bleue, une forteresse noirâtre, des cimes argentées, un village de grès, une vallée verdoyante, un bassin de rivière turquoise, un marché multicolore, des écureuils roux, un tonneau rouillé, un ciel jaune de millions d’étoiles...
Le conducteur de la BMW semble assoupi. Je l’aurais pourtant imaginé affolé, éberlué, paniqué, apeuré devant sa mort à venir. Peut-être est-il déjà mort en fait. Peut-être le choc contre la rambarde l’a-t-il tué sur le coup. Peut-être s’était-il déjà assoupi avant le premier choc et que c’est justement sa somnolence qui a provoqué ce que je vois et vis en ce moment. Peut-être a-t-il fait un malaise cardiaque. Ce qui semble évident par contre, c’est qu’il semble bel et bien inconscient.
La Forêt Noire à ma droite, les Vosges à ma gauche et dans mon dos. Pas trop de monde sur la route. A huit heures dix, les lève-tôt sont déjà au boulot et les administratifs de la banque et de la fonction publique ne commencent qu’à neuf heures.
Une Audi rouge roule devant moi. Je la suis sur la file de gauche, j’hésite à prendre celle du centre. Depuis le temps que j’emprunte ce trajet, j’ai eu le temps d’observer et de comprendre certains secrets de la circulation automobile sur cette autoroute.
Depuis chez moi, mon trajet jusqu'au bureau peut durer de seize à quarante minutes. En général, quand je passe au-dessus de l’autoroute A4 avant prendre la bretelle d’accès, je peux deviner la durée du trajet à deux minutes près.
Après l’entrée sur l’autoroute, ça avance un peu. Il reste à gérer les entrées suivantes. Beaucoup de monde là aussi. Les nouveaux arrivés viennent de la bande du Rhin. A l’heure où je pense ces lignes, j’arrive justement à cet endroit. L’Audi rouge devant moi avance par à-coup. Un coup elle accélère, un coup elle freine. C’est le principe de la file de gauche. On double tout le monde, mais pas très longtemps. Il y en a toujours quelques uns qui veulent doubler encore quelques voitures avant de sortir de l’autoroute. Evidemment, comme elles sont sur la file de gauche, elles doivent s’imposer avec force pour passer dans la file du centre, puis la voie de droite avant de vite gagner la bretelle de sortie. En général, arrivés dans la bretelle, ils sont contents et assez fiers de leur coup. J’écris «Ils» car ce ne sont que crétins sans «e». Ils ont bien l’impression d’avoir été un peu dangereux, d’avoir emmerdé quelques automobilistes, mais bon, ce n’est rien à côté de leur plaisir de l’exploit accompli. En général, ce sont souvent de grosses voitures qui accomplissent ce genre d’exploits débiles. Débile doit être un des rares mots de la langue française qui prend un e à la fin alors qu’il est invariablement masculin.
L’Audi devant moi ralentit. Je la soupçonne de vouloir quitter l’autoroute au prochain échangeur. Voilà, elle met son clignotant de droite. Évidemment, les plus petites voitures de la file du centre se vengent et personne ne lui laisse le moindre millimètre pour se rabattre. Le mec de l’Audi doit s’impatienter. Je dis le mec car, comme il est quasiment à l’arrêt et que je le suis, j’ai tout le loisir de regarder dans son rétroviseur intérieur et de voir son visage de cinquantenaire énervé. Voilà, il se décide. Il se rabat lentement mais sûrement vers la droite. Les deux premières voitures de la file du centre ne le laissent pas faire mais, la troisième, une Coccinelle noire conduite par une nana le laisse s’incruster dans la file du centre. Les deux premières voitures devaient certainement être conduites par deux mecs, deux débiles aussi, mais moins riches et jaloux de l’Audi. Bref, le mec est à présent sur la file du milieu et évidemment il ne dit pas merci à la nana. Elle, elle doit écouter Europe 2 ou NRJ et se marrer dans son monde des matinales radiophoniques, loin du bordel extérieur.
J’arrive à la hauteur de l’Audi. Le mec n’est pas calmé pour autant. Il doit encore gagner la file de droite pour sortir. Vu la veste grise, il doit certainement écouter France Info ou BFM mais ne doit plus entendre grand-chose, concentré qu’il est sur le nouvel exploit qu’il lui reste à accomplir. Il lui reste encore 100 mètres pour y arriver. Limite mais possible. Le problème avec les débiles, c’est qu’ils arrivent presque tout le temps à sortir au bon endroit.
Devant moi, ça reprend un peu d’allure et je laisse l’Audi se dépêtrer toute seule. J’hésite toujours à prendre la file du centre et finalement je m’y décide quand même. Là, ça avance moins vite mais plus régulièrement. Comme d’habitude, je commence par regretter mon geste. La Laguna que je suivais s’éloigne devant moi et six autres voitures me doublent. Mais je sais qu’elles ne perdent rien pour attendre. Une centaine de mètres plus loin, en effet, je les retrouve et les double par la droite. Ouf, en tant que débile, mais un peu moins que d’autres, j’éprouve le sentiment très égoïste de la satisfaction. Je me rapproche de la sortie suivante, celle qui mène directement en Allemagne via l’ancien Pont du Rhin. Là, je sais que je peux reprendre ma place dans la voie de gauche et doubler les autres en respectant le code de la route. Je mets mon clignotant et j’y arrive sans trop de difficulté et sans emmerder les autres.
A ce stade du trajet, la file de gauche avance plus régulièrement mais pas plus rapidement. Il faut dire qu’à partir d’ici, les entrées-sorties d’autoroute sont très rapprochées. On est dans Strasbourg et on passe du Sud au Nord en peu de kilomètres. Les sorites-entrées-sorties-entrées s’enchaînent sur deux kilomètres. Ensuite, ça se calme et il n’y a beaucoup de sortie jusqu'à mon point d’arrivée.
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Douze minutes que je suis sur l’autoroute. Bonne moyenne. C’est en général ici que je recommence à respirer plus tranquillement. Que je reprends le dessus sur le rythme de la vie. Que je maîtrise les éléments. Que je reprends le temps de rêvasser. Quand je suis en voiture, c’est souvent le même rêve qui revient.
Cela se passe sur l’autoroute. Comme par hasard, c’est toujours sur l’autoroute que j’y pense. Cela se passe donc sur l’autoroute. La circulation est plutôt fluide et je roule tranquillement. Tout se passe pour le mieux quand, soudain, je vois un véhicule qui dérape dans le sens inverse. Il dérape et vient percuter le véhicule qui le précède. Il veut certainement l’éviter mais il le touche quand même au niveau de l’aile arrière gauche. Le véhicule de devant effectue un tête-à-queue et revient percuter le premier véhicule qui est poussé vers la rambarde centrale de sécurité. Là, il semble vouloir braquer vers la droite mais le véhicule est déséquilibré. Je vois alors la bagnole qui bascule sur le flanc gauche côté conducteur et rebondit par-dessus la rambarde. Il s’élève alors et effectue une vrille pour finalement revenir s’écraser de l’autre côté au moment même où j’arrive à cet endroit. Au mauvais endroit au mauvais moment. La suite du rêve est assez courte. La bagnole me retombe dessus et, en général, je préfère penser à autre chose et c’est toujours là que le rêve s’achève.
Le temps du rêve dure environ une vingtaine de secondes. Le temps de me réveiller, j’ai laissé j’arrive à la hauteur de la zone industrielle qui précède la sortie vers mon boulot. C’est là que bosse le gendre de mon cousin. Il a une entreprise de meubles dont l’enseigne est particulièrement bien visible depuis l’autoroute. Comme tous les matins, je jette un œil pour la repérer. Puis je regarde à nouveau la route devant moi et c’est là que je la vois, de l’autre côté de l’autoroute. Une belle BMW toute blanche et toute neuve. Elle devait rouler à vive allure car le choc contre la Polo rouge qui la précède est assez violent et la suite spectaculaire. La BMW part immédiatement droit dans la rambarde centrale. Elle la percute par le pare-chocs avant droit et s’élève aussitôt dans les airs.
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Quand je voyais ce rêve, je me demandais souvent ce que je préférais qu’il m’arrivât. Tué sur le coup ou salement amoché et handicapé à vie ? Quand j’étais adolescent, je n’avais aucun doute là-dessus. Tout sauf survivant. Donc mort. Et vite. Et sans souffrir. Raide mort. Schluss Fertig, comme on dit chez nous en bon alsacien. Il y a plein de gens qui me disaient : « T’imagines ? Mourir comme ça, d’un coup ! Alors que t’avais encore plein de trucs à vivre, de voyages à faire, de personnes à rencontrer. » Moi, ce que je leur répondais, c’était : « Mais non, tu meurs d’un coup, tu n’as aucun regret à avoir. Tu n’as même pas le temps de penser à tout ce que tu aurais pu faire. C’est fini. Point, à la ligne. »
Je ne voyais aucun intérêt de survivre sans disposer de tous mes moyens. Pire. D'être une charge pour d’autres qui ne me doivent rien et surtout pas ça. Je me souviens du film « Johnny got his gun ». Cela se passe durant la première guerre mondiale. Un jeune soldat se prend un obus sur la tronche. Black. Il se retrouve dans le noir. Il sent ses bras, puis ses jambes. Il voit la pénombre. Il veut crier mais aucun bruit ne sort de sa bouche. Pourtant, il arrive à penser à tout ça. Il est parfaitement conscient d’être bien vivant. Ses jambes le démangent et il veut les bouger. Mais, là non plus, rien ne se passe. Il comprend alors qu’il n’a plus de jambes. Il s’auto-inspecte complètement et comprend qu’il n’a plus de bras non plus. Il entend des gens qui passent à côté de lui, qui murmurent des choses tout bas. Il veut crier mais personne ne l’entend. Lui, il les entend pourtant : « Il n’a vraiment pas eu de chance. C’est un légume qui n’a plus que le cœur qui bat. Aucun geste ni aucune activité cérébrale ». Mais lui, il veut hurler : « Mais si, je suis vivant, je pense et donc je suis ! »
Je m’imagine à sa place. Ma femme près de moi que j’entends venir chaque jour. De sept heures à neuf heures le matin, puis de dix-neuf heures à vingt et une heures le soir. Je l’entends qui entre sans faire de bruit, de peur de me réveiller. « Mais si, réveille-moi ! Regarde-moi, je suis tout éveillé ! » Elle prend une chaise qu’elle approche près du lit et s’assied. Elle me passe la main sur le front. Tendrement. « Ne sens-tu pas que je vis ? Ne sens-tu pas mon cœur qui bat de bonheur en sentant ta main sur moi ? » Elle me caresse tendrement la joue. « Merci, mon amour, mais vas-t-en, ne perds pas de temps avec ton légume, refais ta vie comme je t’avais demandé mille fois de le faire au cas où cette situation m’arriverait ! » Mais non. Tu reviens chaque matin. Et chaque soir. Inlassablement. Ta voix ne change pas. Pendant ta phase de chagrin, je devais être endormi, dans le coma, entre la vie et la mort. Maintenant, j’entends ta voix qui est douce. Tu parles à voix basse. Toujours pour ne pas me réveiller, je pense. Ou peut-être veux-tu me réveiller, mais en douceur au cas où ce miracle se réaliserait. Tu veux que je ressuscite dans un monde de silence où ne bruisseraient que ta voix et ton sourire. « Mon amour, regarde-moi, je t’entends, t’entends ! » Mais non, tu continues à parler à voix basse. Tu me racontes ta journée, tes patients, les enfants, mes enfants, nos enfants. Quel âge ont-ils à présent ? Vingt-et-un ans ? Et elle, dix-huit ans ?!? Quoi ? Cela fait donc huit ans que je suis dans cet état ?
Dans le film, une infirmière lui fait un jour sa toilette et, alors qu’elle lui passe l’éponge sur son torse, elle sent son cœur qui s’accélère. Elle comprend alors que Johnny n’est pas un légume inerte, mais qu’il éprouve des sentiments capables d’accélérer les battements de son cœur. Elle essaye d’en avertir les médecins qui mettent du temps à la croire. Elle invente ensuite un mode de communication avec son patient. Un léger clignement de l’œil, cela veut dire « Oui », deux battements, « Non ». Pour l’anecdote, dans le film, Johnny finit par lui expliquer, ainsi qu’aux médecins, qu’il veut être montré dans les cirques, comme une bête curieuse qui pourrait alors expliquer aux gens l’horreur et les ravages de la guerre. Evidemment, les médecins militaires tenteront de l’en empêcher.
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Donc, je ne voulais pas survivre. Pas comme ça, en pensant à ce film. Mais aujourd'hui, j’ai cinquante et un an et je ne suis plus très sûr de ce que je voudrais. L’autre jour, je me disais que « même infirme, je pense que je serais heureux de voir mes enfants, de les faire rire, de les entendre rire. Je crois que ce serait important pour eux de me savoir là, présent, à leurs côtés. Je sais aussi que c’est ce que mon amour préférerait. Pour elle, mais aussi pour eux. » Infirme, mais pas comme Johnny, non. Infirme en chaise roulante peut-être, ou allongé dans mon lit. Tétraplégique ou hémiplégique, mal en point en tous cas. Je pourrais peut-être encore caresser mes enfants et mon amour. Je crois que sinon, c’est ce qui me manquerait le plus. Ne plus pouvoir les câliner, apaiser leurs peines et leurs souffrances, ressentir leurs joies et leurs plaisirs. J’ai toujours aimé me concentrer sur mes sens les moins usités.
Le goût, l’odorat, le toucher. Quel bonheur ! J’éprouve de vifs plaisirs à me remémorer des épices oubliées, des senteurs évaporées, des matières de ma jeunesse.
Un tissu brodé à l’ancienne, une broderie bien épaisse. Et hop, je me revois dans la chambre d’ami chez ma grand-mère. Je suis allongé dans le lit. Je caresse le mur et surtout la tapisserie murale. Mes doigts effleurent la broderie de la partie de chasse. La frise qui enlumine le tableau me projette dans un circuit automobile dont je suis le héros. L’aventure au bout des doigts.
Une bruine strasbourgeoise mêlée au gravier. Me voilà reparti dans les heures de solitude de mon adolescence, traînant à quatre heures du matin dans les rues de la ville. Le son musical des gouttes qui battent les pavés de la ville. L’odeur du macadam mouillé. Les néons qui se reflètent sur le bitume. Le plaisir égoïste et triste de nous savoir peu nombreux sur la planète à savoir apprécier ces plaisirs sensoriels.
Une purée avec un peu de viande hachée, et revoilà le hachis Parmentier de ma maman. La cuisine dont la fenêtre ouvre sur le jardin. Le jardin avec son pommier vert et brun plié à quarante-cinq degrés et soutenu par un étau de fortune. La cuisine avec sa table recouverte de sa nappe en lino couleurs Vichy rouge et blanche. Mon Nesquick fumant à côté du Ricoré de ma mère. Mélange d’arômes épicés et de couleurs chatoyantes. Nostalgie, nostalgie.
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Voilà ce que je me dis à nouveau alors que la BMW s’élève au-dessus de la rambarde centrale de sécurité. Il paraît que juste avant sa mort, on revoit défiler sa vie en accéléré. Et alors que je vois la BMW se rapprochant de moi, je repense effectivement à plein d’instants qui ont marqué ma vie.
Je me revois ado, quand j’étais le confident de plein de copines. J’aurais préféré être leur amant mais bon, souvent je me contentais de les écouter. Il faut croire qu’elles pensaient que je les entendais. En fait, je les laissais parler et, parfois, les interrompais pour leur demander une précision. Un vrai psychologue avant l’heure. Je les aidais à rechercher loin au fond d’elles-mêmes les causes de leurs maux, les raisons de leur mal-être, loin, là-bas, loin, si loin, aux sources de leur introspection. Elles m’aimaient bien aussi car elles pensaient que je ne les draguais pas. J’étais différent. Elles me trouvaient différents. Différents des autres. Je ne me la ramenais pas. J’étais discret. Discret par opposition à grande gueule et discret parce que je savais garder les secrets qu’elles me confiaient. Ces secrets m’agaçaient d’autant plus que la plupart du temps, elles me parlaient de leurs petits amis qu’elles n’aimaient plus et elles m’expliquaient qu’elles ne savaient pas comment le leur dire. Et moi, je pensais : « Mais bon sang, tu leur dis et tu sors avec moi. Au moins, tu ne lui laisses même plus le temps de se poser la question ou de chercher à te reconquérir ! » Mais non, je me taisais et les laissais parler. A la fin, elles se rendaient toujours compte qu’elles les aimaient toujours, et elles me remerciaient chaleureusement de les avoir aidées à prendre la bonne décision. « Merci de m’avoir écoutée », disaient-elles. « Merci de savoir m’écouter. » Et moi de me dire ; « Bravo, toujours aussi con ! »
***
La BMW entame sa descente sur la mauvaise voie de l’autoroute. La mienne. C’est fou la foule de détails qui nous revient dans ces quelques secondes dramatiques. Je lis distinctement la plaque minéralogique de la BMW. Elle se termine par 75. Un Parisien. Un vrai de vrai. Pas de la banlieue. Près de cinq cents kilomètres pour arriver là. Pour en arriver là. Du mauvais côté de la vie.
Le ciel est bleu et le soleil vif. Mes souvenirs me ramènent en montagne et au bord de la mer. Le ciel est bleu et le soleil vif. Les gens sont bronzés et heureux. Les gens prennent le temps de s’occuper d’eux. Les paysages magiques défilent sous mes yeux. Des plages brunes, des gratte-ciel transparents, une église grise, une synagogue ocre, une mosquée bleue, une forteresse noirâtre, des cimes argentées, un village de grès, une vallée verdoyante, un bassin de rivière turquoise, un marché multicolore, des écureuils roux, un tonneau rouillé, un ciel jaune de millions d’étoiles...
***
Le conducteur de la BMW semble assoupi. Je l’aurais pourtant imaginé affolé, éberlué, paniqué, apeuré devant sa mort à venir. Peut-être est-il déjà mort en fait. Peut-être le choc contre la rambarde l’a-t-il tué sur le coup. Peut-être s’était-il déjà assoupi avant le premier choc et que c’est justement sa somnolence qui a provoqué ce que je vois et vis en ce moment. Peut-être a-t-il fait un malaise cardiaque. Ce qui semble évident par contre, c’est qu’il semble bel et bien inconscient.
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Me revient cet éternel débat entre ceux qui pensent que c’est dégueulasse de faire des enfants pour leur laisser un avenir toujours plus noir et ceux qui, au contraire, pensent que les gosses sont le seul moyen de bâtir l’avenir sur de nouvelles bases. Je faisais évidemment partie de cette seconde catégorie. Toutefois, je ne pensais pas que c’était le seul moyen. Adolescent, je me définissais comme un existentialiste positiviste. J’avais pris conscience que notre durée de vie n’était rien comparée aux millions d’années de l’évolution de l’espèce humaine et que notre vie dans une ville ou un pays était infinitésimale quand je la resituais dans notre système solaire sans parler des autres galaxies. Conscient de cela, je me disais que j’avais vraiment très peu de chance de trouver un médicament ou d’inventer un principe qui améliorerait la vie de mes semblables et des générations futures. Je pensais et je pense toujours que si trois personnes d’une génération terrestre y parviennent, c’est déjà exceptionnel. Résultat des courses, plutôt que de me lamenter sur ma vie qui allait donc n’avoir aucun sens ou trop peu, je décidais d’en profiter un maximum. D'autant plus que je savais pertinemment que tout cela pouvait s’arrêter à tout moment. Existentialiste j’étais car j’accordais ainsi une importance toute particulière à cette vie si courte. Positiviste je me définissais car je décidais de toujours voir le verre à moitié plein. Me sentant dorénavant quasi-invulnérable et dispenseur de bien-être autour de moi, je me disais que le seul moyen qui me restait d’améliorer le sort de l’humanité était donc de faire des gosses et de leur inculquer mes bonnes valeurs en essayant de leur épargner l’enseignement de mes défauts. Manque de bol, il m’a fallu dix ans pour comprendre que les plus cons d’entre nous devaient se dire la même chose et qu’ils avaient eux aussi commencé à inculquer leurs valeurs de cons à leurs innocentes têtes blondes.
Mon ami me parle question existentielle alors que la voix sans visage dans mon dos parle de vie quotidienne. « La curiosité est un vilain défaut », me disait-on quand j’étais môme. Et bien non. Bien au contraire. C’est même une excellente qualité que j’essaye d’inculquer à mes enfants. Ecoute ce qu’on ne te dit pas, vois ce qu’on ne te montre pas, goûte et touche ce que l’on t’interdit, sens les odeurs qui te sont inconnues, fais confiance à ce sixième sens qui te sauvera.
Il y a quelques années, j’emmenais mon fils à l’école. Comme tous les matins. Pendant le trajet, pendant que nous roulions sur cette fameuse autoroute, j’essayais de le sensibiliser à la nécessité de lire, d’écouter, de parler. « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant ». Merci Victor Hugo. En quelques mots, tu as tout dit. J’essayais de le sensibiliser à la richesse de notre langue. Pour y parvenir, j’utilise toujours le jeu. Je lui demandais donc : « Qu’est-ce que tu aimes ? » Dans le désordre, il me répondit : « Benjamin, Zidane, Kyo, les maths, le foot, mes parents, être avec les copains… » Je lui demandais ensuite de préciser l’expression « J’aime » pour chacun des cas qu’il m’avait cité. Après discussion, il avait compris qu’il pouvait enrichir et préciser sa pensée en affinant ses sentiments : « Benjamin est mon meilleur ami. Je suis admiratif des exploits de Zidane. J’aimerais me comporter comme les musiciens de Kyo quand je serai plus grand. Je prends beaucoup de plaisir quand j’essaie de résoudre des problèmes mathématiques ou quand je joue au foot. Je pense éprouver de l’amour pour mes parents. Je passe de bons moments quand je suis avec mes copains. » Ami ou copain ? J’ai mis longtemps avant de trouver la définition qui me convient.
Un copain, tu l’appelles pour faire quelque chose. Un ami, tu l’appelles… pour ne rien faire. J’exagère un peu mais, en fait, quand tu es avec un ami, t’es heureux de le savoir à côté de toi, même si tu ne fais rien. Evidemment, ça ne t’empêche pas de faire plein de choses avec un ami. J’aime bien cette définition car ça me permet de rapprocher le mot ami du mot amour. Ton amour, la personne que tu aimes, c’est celle avec qui tu peux vivre au quotidien sans toujours faire quelque chose de spécial. Tu prends même plaisir à lire un livre en sachant l’être aimé occupé à faire la même chose ou autre chose dans la même pièce que toi. Le plaisir égoïste de savoir l’autre à tes côtés. En fait, j’ai développé toute une théorie sur le sujet : la théorie des ondes positives.
Vous avez tous déjà vécu ces instants de la vie où vous avez l’impression d’avoir déjà vécu ce qui vous arrive ou d’être déjà venu à cet endroit. La plupart des gens me disent que j’ai dû vivre cela dans une vie antérieure. Manque de bol, je ne crois pas du tout à la réincarnation. Je suis resté un éternel existentialiste positiviste. Je pense plutôt que c’est une histoire d’ondes positives.
Quand je vais dans un endroit où il y a beaucoup de monde et que j’ai l’impression d’y être déjà venu, je crois aujourd'hui que c’est parce que quelqu'un qui est là, que je connais peut-être ou que je ne connais pas, éprouve au même instant et dans le même lieu des sensations identiques à celles que j’aurais pu ressentir moi-même quelques secondes plus tard. Je crois volontiers que les sensations que chacun ressent irradient chaque personne comme une aura et que les lieux où nous pénétrons sont des champs d’ondes émises par tous les êtres vivants à proximité, ondes qui peuvent ainsi être positives ou négatives. Je crois vraiment que c’est justement parce que cet inconnu réagit comme moi, qu’il émet des ondes positives que j’aurai pu émettre moi-même quelques secondes plus tard, que j’ai l’impression d’avoir déjà ressenti ces sensations ici et l’impression d’être déjà venu ici dans un autre temps.
***
Retour sur l’autoroute. Une zone industrielle à ma droite. Une BMW dans les airs devant moi à ma gauche. Cette même BMW qui entame son atterrissage sur la même piste que moi. Mais face à moi et à Vitesse grand V. Un conducteur assoupi. Et moi dans mon Alfa Roméo 155 noire métallisée. Le calme d’un cocon métallique avant le grand choc. Tiens, on dirait que le temps s’assombrit.
***
« Chaque jour est un bon jour. » J’ai lu cette phrase dans un petit livre de pensées zen et je l’ai faite mienne. Qu’il pleuve ou qu’il vente, le verre est toujours à moitié plein ! Chaque jour est un bon jour. Encore faut-il le vouloir. D'autres diraient « Encore faut-il y croire ! » Erreur. Il ne faut pas y croire car y croire sous-entend que cela peut ne pas être le cas, qu’aucun événement positif n’arrivera dans la journée. Or, je suis sûr que c’est souvent le cas et même toujours le cas. Il suffit d’identifier un seul de ces événements positifs pour vérifier l’adage. Mais, effectivement, encore faut-il le vouloir. Les gens en sont arrivés à un tel niveau de détresse qu’ils ne voient plus que de nombreuses lueurs d’espoir existent. La spirale de la déprime. Ou comment refuser de voir que l’espoir existe pour mieux revendiquer sa déchéance et ses désillusions.
***
La BMW volante qui atterrit dans ma direction semble se rapprocher au ralenti. Aurais-je la faculté de suspendre son vol et le temps à cet instant. Pour une fois que je n’écoute pas la radio, il me semble pourtant entendre le Requiem de Mozart. La musique ne vient pas de ma voiture. Et je ne pense pas entendre l’autoradio de la BMW. Ce doit être dans ma tête.
***
On était en 1983. Les flics avaient fini depuis peu de traquer les antennes des radios interdites et Mitterrand avait autorisé les radios libres. Canal 15 avait enfin pu poser son antenne. Un ami d’enfance, qui animait une émission de musique reggae, m’avait transmis le virus. A force de les accompagner, un jour, je me suis retrouvé seul derrière le micro, à animer une émission de chanson française. J’écoutais assidûment Jean-Louis Foulquier sur France Inter et je lisais religieusement « Paroles et musique » chaque semaine. J’étais devenu un véritable pro de la chanson française. Quelques semaines plus tard, les patrons de la radio m’ont proposé d’animer la tranche du dimanche après-midi, de seize heures à vingt heures, juste après l’afro-music de Rémy Black et juste avant le cinéma de Luc. Quatre heures de direct. Refaites le calcul : trente chansons pour deux heures d’émission, cela représentait soixante chansons pour quatre heures d’émission.
Je me souviens très bien de ce jour où je me rendais à la radio. Je roulais en direction de la station et j’avais pris l'habitude d’écouter le direct pour me mettre dans l’ambiance et trouver un truc pour assurer un enchaînement entre zouk et chanson française. Il devait être quinze heures quarante-cinq quand j’entendis la fin du disque tourner en boucle. Certainement une rayure sur un disque trente-trois tours-minute de l’époque. A ma grande surprise, Rémy ne réagissait pas. J’appuyai sur l’accélérateur pour arriver plus rapidement sur place et je découvris mon Rémy endormi sur les platines, résultat d’une fête du samedi soir comme il en organisait régulièrement pour la nombreuse communauté cosmopolite de Strasbourg.
Chapitre 2 : Ouest - Est
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Je m’appelle Mathieu Bongard. Un jour, un copain m’a appelé Stanley. Je n’ai pas tout de suite compris qu’il parlait de moi. Mais comme il me regardait, il a bien fallu que je me fasse une raison. Comme je l’interrogeais sur ce surnom, il m’expliqua que Mathieu lui faisait penser à Matthews et donc à Sir Stanley Matthews, le dribbleur magique du foot anglais qui illumina les stades de 1932 jusqu'en 1965, à plus de cinquante ans ! Je ne voyais pas du tout de qui il parlait, mais bon. Soit. Mathieu, Matthews, Stanley, ça me plaisait bien. Du coup, ça me faisait bizarre. Je m’étais immédiatement senti bien dans ce nouveau costume so britannique. Stanley. Je le sentais bien ce prénom. Je sus tout de suite que ce copain avait touché juste. Mon côté british resurgissait. Ça m’avait toujours titillé. Une manière d’être et de penser que je savais profondément ancrée en moi. Non pas vieille France, mais nostalgique d’une vie des années trente londoniennes. Nostalgique n’est pas le mot : je n’ai que quarante-cinq ans et je n’ai jamais été à Londres. Et pourtant. Ça devait être l’effet mystérieux d’images télévisées certainement vues un jour. Un ou plusieurs reportages sur ces années folles vécues Outre-Manche. Images noires et blanches d’un passé révolu. Ce côté british était mon secret. Du moins, je le pensais jusque-là.
J’habite Paris. Je suis responsable des ventes dans un groupe pharmaceutique. Titi parigot devenu grand. Ecole maternelle, puis primaire, lycée, prépa, école de commerce, premier job chez un très grand de la grande distribution, depuis douze ans dans le médicament et surtout sur les routes dans ma BMW blanche. Marseille, Nantes, Lille, Strasbourg. Sur les routes aux quatre coins de la France. Onze mois sur douze. Quelques jours de répit par-ci par-là. Au total, un mois pendant lequel j’essaye d’oublier les formules chimiques, les blouses blanches des pharmaciens, les salles d’attente des médecins, les restaurants avec mes visiteurs médicaux et surtout tous ces dîners et toutes ces nuits d’hôtel, seul à table et dans mon lit. Conjuguer vie de famille et vie professionnelle. Dur, dur. Je suis marié et père de trois enfants.
J’ai le sentiment de dormir depuis seulement quelques minutes que déjà je sens un grand vide en moi, un manque énorme de mes proches. Un manque que je n’ai jamais ressenti jusqu’à présent.
Quand je suis sur les routes, je pense argumentaire, marge, chiffre d’affaires, recrutement, licenciement, management. J’ai bien parfois un peu mauvaise conscience d’être trop souvent éloigné des miens, mais je me dis que je ne suis pas seul dans ce cas. Que nous sommes des millions sur les routes, du lundi au vendredi, et souvent jusqu'au samedi. C’est dur de voir ma femme et mes enfants quelques heures par semaine. Je ne les ai pas vus grandir. Je les quitte le lundi en pleine santé. Je reviens et j’apprends que l’un a eu la fièvre, l’autre une mauvaise note qui lui a fait de la peine, que le troisième s’est fait bastonner au lycée. Autant de micro-événements qui ne se racontent pas au téléphone et qui sont oubliés le lendemain et dont évidemment on n’oublie de parler le week-end suivant. Autant de micro-événements qui sont pourtant le quotidien de ma famille. Comme un livre qu’on ouvrirait pour ne lire que des titres de chapitre toutes les dix ou vingt pages. Ces micro-événements de la semaine, je les apprends de la bouche de ma femme. Mes enfants les ont oubliés et n’éprouvent plus aucun besoin de m’en parler le week-end. D’ailleurs, ils n’éprouvent plus aucun besoin de me parler. Je suis devenu une ombre dans cette maison. Un fantôme du lundi au vendredi et une ombre le week-end.
Le pire, pourtant, est que j’ai l’impression de bosser comme un con pour leur plus grand bien. Que l’argent, s’il ne fait pas automatiquement le bonheur, leur apporte néanmoins un confort et une sécurité qui valent bien le sacrifice d'une vie. Le sacrifice de ma vie pour le bien de ma famille. Tout ça pour ça. Sans me le dire clairement, mes proches me reprochent de n’être jamais là. Et comme le sujet n’est jamais abordé, je n’arrive pas à leur dire que je fais tout ça pour eux. Énorme sentiment d’injustice. Désillusion lourde à porter. Silences désastreux. Une cruauté terrible car mon boulot est vraiment crevant. Seul sur les routes, à vendre des produits aux formules chimiques parfois douteuses, à passer de longues heures avec des partenaires professionnels devenus des amis. Autant vous dire que ce type d’amis marque définitivement mon incapacité à discerner les copains des amis d’enfance, les collègues de travail des cousins et cousines, les amis de mes enfants et leurs parents. Le pire, c’est encore le sourire narquois des copains de mes gosses quand j’ai l’impression qu’ils viennent de parler de moi. Ce mépris du Père, de l’Homme. Tout le contraire des idées qui ont construit l’adulte que je suis devenu. Le respect des biens et des personnes. Le mérite de l’effort consenti. Et mes gosses qui me renvoient à la face mon incapacité à les élever, qui me renvoient dans le miroir une image qui est tout le contraire de ce que je pense être. Mes gosses ne sont presque plus les miens. Le fantôme que je suis pour eux était presque devenu tout autant virtuel dans ma tête.
La BMW dans laquelle je fais cent mille kilomètres par an est devenue ma première maison. Mon cocon personnel. Lecteur radio-CD-DVD, écran plasma, enceintes Bang & Olufsen, je n’ai pas lésiné sur les moyens pour m’offrir un véritable boudoir mobile, une aire de détente permanente sur l’autoroute.
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Je m’appelle Mathieu Bongard. Un jour, un copain m’a appelé Stanley. Je n’ai pas tout de suite compris qu’il parlait de moi. Mais comme il me regardait, il a bien fallu que je me fasse une raison. Comme je l’interrogeais sur ce surnom, il m’expliqua que Mathieu lui faisait penser à Matthews et donc à Sir Stanley Matthews, le dribbleur magique du foot anglais qui illumina les stades de 1932 jusqu'en 1965, à plus de cinquante ans ! Je ne voyais pas du tout de qui il parlait, mais bon. Soit. Mathieu, Matthews, Stanley, ça me plaisait bien. Du coup, ça me faisait bizarre. Je m’étais immédiatement senti bien dans ce nouveau costume so britannique. Stanley. Je le sentais bien ce prénom. Je sus tout de suite que ce copain avait touché juste. Mon côté british resurgissait. Ça m’avait toujours titillé. Une manière d’être et de penser que je savais profondément ancrée en moi. Non pas vieille France, mais nostalgique d’une vie des années trente londoniennes. Nostalgique n’est pas le mot : je n’ai que quarante-cinq ans et je n’ai jamais été à Londres. Et pourtant. Ça devait être l’effet mystérieux d’images télévisées certainement vues un jour. Un ou plusieurs reportages sur ces années folles vécues Outre-Manche. Images noires et blanches d’un passé révolu. Ce côté british était mon secret. Du moins, je le pensais jusque-là.
J’habite Paris. Je suis responsable des ventes dans un groupe pharmaceutique. Titi parigot devenu grand. Ecole maternelle, puis primaire, lycée, prépa, école de commerce, premier job chez un très grand de la grande distribution, depuis douze ans dans le médicament et surtout sur les routes dans ma BMW blanche. Marseille, Nantes, Lille, Strasbourg. Sur les routes aux quatre coins de la France. Onze mois sur douze. Quelques jours de répit par-ci par-là. Au total, un mois pendant lequel j’essaye d’oublier les formules chimiques, les blouses blanches des pharmaciens, les salles d’attente des médecins, les restaurants avec mes visiteurs médicaux et surtout tous ces dîners et toutes ces nuits d’hôtel, seul à table et dans mon lit. Conjuguer vie de famille et vie professionnelle. Dur, dur. Je suis marié et père de trois enfants.
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J’ai le sentiment de dormir depuis seulement quelques minutes que déjà je sens un grand vide en moi, un manque énorme de mes proches. Un manque que je n’ai jamais ressenti jusqu’à présent.
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Quand je suis sur les routes, je pense argumentaire, marge, chiffre d’affaires, recrutement, licenciement, management. J’ai bien parfois un peu mauvaise conscience d’être trop souvent éloigné des miens, mais je me dis que je ne suis pas seul dans ce cas. Que nous sommes des millions sur les routes, du lundi au vendredi, et souvent jusqu'au samedi. C’est dur de voir ma femme et mes enfants quelques heures par semaine. Je ne les ai pas vus grandir. Je les quitte le lundi en pleine santé. Je reviens et j’apprends que l’un a eu la fièvre, l’autre une mauvaise note qui lui a fait de la peine, que le troisième s’est fait bastonner au lycée. Autant de micro-événements qui ne se racontent pas au téléphone et qui sont oubliés le lendemain et dont évidemment on n’oublie de parler le week-end suivant. Autant de micro-événements qui sont pourtant le quotidien de ma famille. Comme un livre qu’on ouvrirait pour ne lire que des titres de chapitre toutes les dix ou vingt pages. Ces micro-événements de la semaine, je les apprends de la bouche de ma femme. Mes enfants les ont oubliés et n’éprouvent plus aucun besoin de m’en parler le week-end. D’ailleurs, ils n’éprouvent plus aucun besoin de me parler. Je suis devenu une ombre dans cette maison. Un fantôme du lundi au vendredi et une ombre le week-end.
Le pire, pourtant, est que j’ai l’impression de bosser comme un con pour leur plus grand bien. Que l’argent, s’il ne fait pas automatiquement le bonheur, leur apporte néanmoins un confort et une sécurité qui valent bien le sacrifice d'une vie. Le sacrifice de ma vie pour le bien de ma famille. Tout ça pour ça. Sans me le dire clairement, mes proches me reprochent de n’être jamais là. Et comme le sujet n’est jamais abordé, je n’arrive pas à leur dire que je fais tout ça pour eux. Énorme sentiment d’injustice. Désillusion lourde à porter. Silences désastreux. Une cruauté terrible car mon boulot est vraiment crevant. Seul sur les routes, à vendre des produits aux formules chimiques parfois douteuses, à passer de longues heures avec des partenaires professionnels devenus des amis. Autant vous dire que ce type d’amis marque définitivement mon incapacité à discerner les copains des amis d’enfance, les collègues de travail des cousins et cousines, les amis de mes enfants et leurs parents. Le pire, c’est encore le sourire narquois des copains de mes gosses quand j’ai l’impression qu’ils viennent de parler de moi. Ce mépris du Père, de l’Homme. Tout le contraire des idées qui ont construit l’adulte que je suis devenu. Le respect des biens et des personnes. Le mérite de l’effort consenti. Et mes gosses qui me renvoient à la face mon incapacité à les élever, qui me renvoient dans le miroir une image qui est tout le contraire de ce que je pense être. Mes gosses ne sont presque plus les miens. Le fantôme que je suis pour eux était presque devenu tout autant virtuel dans ma tête.
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La BMW dans laquelle je fais cent mille kilomètres par an est devenue ma première maison. Mon cocon personnel. Lecteur radio-CD-DVD, écran plasma, enceintes Bang & Olufsen, je n’ai pas lésiné sur les moyens pour m’offrir un véritable boudoir mobile, une aire de détente permanente sur l’autoroute.
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Au moment où je me suis endormi, je crois que j’écoutais Mozart. Le Requiem. En voiture, c’est un morceau idéal. Des paroles en latin dont je fredonne quelques phrases. Une musique tranquille alternant des moments d’intensité variée sans aucune répétitivité inutile. Tout le contraire des chansons pop et de la variété française qui vous frustrent inexorablement. Le scénario est toujours le même. Vous choisissez un chanteur que vous aimez bien et, au moment où passe le morceau que vous préférez, vous prenez un grand plaisir à chanter en duo avec votre idole. Vous vous imaginez sur scène dans un stade rempli. Et puis patatrac, la route reprend ses droits et attire un moment votre attention. Lorsque vous réentendez le chanteur, c’est déjà la chanson suivante qu’il interprète. Alors vous cliquez sur la touche pour remettre la chanson précédente. Mais vous connaissez déjà la suite et vous savez que le même scénario se reproduira. La musique classique, pour cette raison-là, est plus agréable à écouter en voiture. Le mélomane néophyte que je suis ne se rend même pas compte qu’il a loupé un passage.
Chapitre 3 : dernières nouvelles d’Alsace
Adresse : http://weblog/pierre.medard/brumath
Date d’enregistrement : 25/02/2005 – 17:58
Titre : Ouest - Est Quoi de neuf depuis hier ? Tout. Je renais. Je revis. Je suis de nouveau-né ce matin à 8h43. Ma première vie s’est achevée à 28 ans sur l’autoroute qui me menait d’Ouest en Est, de Brumath à Strasbourg.
D'habitude, j’écris mon blog sur le thème des tortues, plus particulièrement des Hermani Hermani. Mon blog a vite trouvé son public d’internautes puisque 123 025 visiteurs me suivent régulièrement. Mais désolé, chers visiteurs, je vais évoquer ma mort d’hier et ma renaissance d'aujourd'hui.
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Je roulais hier comme tous les jours pour gagner le collège dans lequel j’enseigne l’anglais à des élèves de quatrième et troisième. De Brumath où j’habite jusqu’au collège à Strasbourg, il me faut compter entre trente-cinq minutes et une heure de route. Avec ma vieille R5 jaune encore immatriculée « à l’ancienne » et avec deux lettres (364 SU 67), je roule généralement tranquillement sur la file de droite et je laisse les fous du volant s’énerver sur la voie centrale et celle de gauche. Cela me laisse le temps de décompresser avant d’affronter en franglais ma centaine d’ados de la journée. En voiture, j’écoute généralement FIP et je me laisse bercer au rythme d’une salsa suivie d’un morceau de jazz puis d’un extrait de musique classique et d’une voix suave qui m’annonce des plans de sorties pour la soirée et le week-end. Hier, je ne sais pas pourquoi, j’avais eu envie d’écouter un bon vieux Deep Purple. C’est marrant comme les petits détails insignifiants reviennent tout à coup.
Hier, le soleil était clair et une belle journée d’hiver ensoleillée s’annonçait. J’approchais la zone industrielle qui annonce Strasbourg quand, 4 voitures devant moi, j’ai vu une BMW blanche s’envoler en l’air, passer par-dessus la gouttière de sécurité centrale, et s’écraser de l’autre côté de la route. A peine une seconde s’était écoulée et j’étais déjà passé alors que je voyais de l’autre côté de l’autoroute des voitures freiner et d’autres s’encastrer dans celles qui les précédaient. Dans mon rétroviseur, je pouvais voir un vide me suivre. A part les huit voitures derrière moi, toutes les suivantes étaient arrêtées et certaines avaient certainement dû s’encastrer entre elles également. A quelques secondes près, j’aurais pu mourir tragiquement sur une banale autoroute de province.
Ce n’est que trente secondes plus tard, le choc passé, mes esprits revenus et plusieurs centaines de mètres plus loin, que je me suis demandé si j’aurai dû m’arrêter. Mais pour quoi faire ? Jouer les secouristes ? Mais je n’ai aucun diplôme en la matière et la vue du sang me fait tourner de l’œil. Jouer les voyeurs ? Brrrrrrrr, j’aurais déjà bien trop peur que quelqu'un puisse seulement me soupçonner de cela. Être utile ? Je me dis qu’il devait bien y avoir assez de monde indemne pour cela. Téléphoner aux secours ? Encore faudrait-il que j’aie un téléphone portable et, honte à moi, je n’en ai pas. En fin de compte, j’ai continué mon chemin jusqu'au collège où je suis arrivé à l’heure.
En sortant de voiture, j’avais bien les jambes qui flageolaient quelque peu mais j’ai réussi tant bien que mal à me lever et à faire cours presque normalement. Je n’ai à aucun moment essayé d’en parler en salle des profs à mes collègues. Pareil, ça m’aurait semblé glauque et indigne ce plaisir morbide d’abuser de leur instinct voyeur. Pour ceux que ça intéresse, ils n’auront qu’à lire demain le compte-rendu de cet accident dans les Dernières Nouvelles d’Alsace.
Chapitre 4 : Dernières Nouvelles d’Alsace
Adresse : http://www.dna.fr
Rubrique : Faits divers en bref
Date d’enregistrement : 26/02/2005 – 02:32
Titre : 2 morts, 14 blessés et 23 véhicules accidentés sur l’A4.
Un accident spectaculaire mais malheureusement mortel s’est produit hier en début de matinée sur l’autoroute A4 au nord de Strasbourg, à hauteur de la zone industrielle. Un automobiliste de la région parisienne et un Strasbourgeois, tous deux âgés d’une quarantaine d’année, ont trouvé la mort hier dans cet accident qui aura provoqué un monstrueux carambolage impliquant vingt-trois véhicules et blessant quatorze personnes des deux côtés de l’autoroute.
D’après les premiers éléments de l’enquête, le conducteur d’une BMW roulait vers Strasbourg quand il a perdu le contrôle de son véhicule. Projetée violemment contre le parapet central en béton et déviée par le choc, la BMW s’est élevée dans les airs pour retomber malencontreusement de l’autre côté de l’autoroute sur une Alfa Roméo qui venait en sens inverse. Les deux conducteurs sont décédés avant l’arrivée des premiers secours. Quatorze personnes ont été transportées par ambulance au CHU pour soins ou examens.
Rapidement sur place, mais devant l’ampleur de la situation, les sapeurs-pompiers ont éprouvé de grandes difficultés pour évacuer les premiers blessés. A l’heure où nous imprimons cette édition, cinq blessés étaient encore dans un état grave et la situation de trois autres était jugée préoccupante.
Ayant eu lieu aux heures de pointe, cet accident a provoqué un bouchon de treize kilomètres depuis Brumath et de vingt-deux kilomètres sur les voies opposées. La circulation n’a été totalement rétablie que vers seize heures.
Pour mieux comprendre les circonstances de l’accident, la police cherche des témoins de l’accident. Téléphone : 03 90 23 17 08.
Chapitre 5 : Sud – Nord - Ouest
Le type de la BMW semble déjà mort. Le temps de regarder dans mon rétro, j’aperçois un véhicule qui me suit de près. Mais tout va très vite. Tout va trop vite. Au moment où la BMW se rapproche, je sais qu’elle va me percuter de plein fouet. Un véhicule volant identifié à 120 kilomètres- heures percutant un véhicule terrestre à cent trente kilomètres-heures, ça fait pas mal de tonnes métalliques qui se fracassent et s’enchevêtrent, laissant deviner des chairs humaines par cet amas de tôle artistique impromptu de César. Beurkkkkkkkkk. J’ai juste le temps d’entrevoir ce cube que j’appuie de toutes mes forces sur l’accélérateur qui me fait gagner deux mètres qui me sauvent la vie. Qui sauvent ma vie, mais pas celle de l’Alpha qui me suit.
J’ai juste eu le temps de reconnaître les lignes d’une Alfa Roméo 147 rouge. Très furtivement. Un centième de secondes plus tard, elle n’est déjà plus qu’une bouillie de tôle rouge et blanche, d’étincelles, de crissements de pneus et d’une symphonie klaxonesque ininterrompue. J’aperçois encore dans mon rétroviseur d’autres véhicules qui semblent s’emboîter dans le carambolage que je suis en train de fuir. De l’autre côté de l’autoroute, les voitures sont à l’arrêt. J’ai déjà parcouru deux cents mètres. Combien de secondes se sont écoulées. Combien de morts. Combien de blessés. Ai-je rêvé ? Hélas non. Les voitures en face sont toujours à l’arrêt. Derrière moi, plus aucune voiture ne me suit. Je me range sur la voie d’arrêt d’urgence. Je sors de ma voiture. Je vois un début d’incendie. Je prends vite mon téléphone mobile et je compose le 712.
Adresse : Route de l’Hôpital
Lieu : Hôtel de police de Strasbourg.
Date d’enregistrement : 25/02/2005 – 19:32
Objet : Déposition de Christine Mayer enregistrée par le brigadier Jean Grannier.
Je, soussignée Christine Mayer, née à Haguenau le 21 mars 1973 et demeurant 15 rue des Iris à Bischwiller, confirme l’exactitude des faits décrits ci-après.
Je roulais cet après-midi tranquillement sur l’autoroute A4 dans le sens Brumath – Colmar. Je passais au niveau de la zone industrielle de Souffelweyersheim quand j’ai senti un choc à l’arrière de ma voiture, une Polo rouge immatriculée 2356 YB 67 dont je suis propriétaire. Le temps de comprendre ce qui se passait, j’avais déjà été propulsée vers l’avant. J’ai immédiatement regardé dans mon rétroviseur et j’ai vu une voiture blanche foncer contre la barrière centrale et traverser l’autoroute. J’ai ensuite regardé devant moi pour éviter d’avoir un nouvel accident. J’ai essayé de me ranger sur le bas-côté mais il y avait de nombreux véhicules dans les deux files de droite. J’ai enfin pu me ranger cinq cents mètres plus loin. En sortant de mon véhicule, j’ai alors pu voir l’ampleur de la catastrophe.
Je ne me souviens pas avoir freiné ni ralenti juste avant que le véhicule qui me suivait m’ait percuté.
(…)
Note du brigadier :
- Le témoignage de Madame Mayer est corroboré par les autres témoignages recueillis ce jour.
- L’analyse immédiate du véhicule de Madame Mayer indique clairement que la Polo a été percutée sur l’aile arrière gauche par un véhicule de peinture blanche.
- L’analyse de la tôle calcinée du véhicule à l’origine du carambolage, une BMW blanche immatriculée 75 selon de nombreux témoignages, n’a pas permis de confirmer ni d’infirmer un choc avec le véhicule de Madame Mayer.
- Un échantillon des traces de peinture blanche relevé sur le véhicule de Madame Mayer a été transmis au laboratoire pour une analyse approfondie.
Lieu : Paris
Date : Mercredi 26 mars 2006
Objet : Extrait de l’émission littéraire diffusée à 22h30 sur TF1
L’animateur, un homme des médias très connu et apprécié de 78% des Français (sondage Ipsos réalisé dans la semaine du 15 au 22 décembre 2005 auprès de 865 personnes représentatives de la population française, âgée de 15 à 80 ans).
Passons à présent à votre livre. Pour un journaliste animateur d’émission littéraire comme moi, vous interviewer n’est pas facile car vous ne m’avez pas simplifié la tâche en imaginant à la fin de votre livre le dialogue que nous sommes en train de vivre actuellement. Comment et pourquoi vous est venue cette idée ?
- En fait, j’ai trouvé cette fin au cours d’une de mes nombreuses nuits d’insomnie. D’un coup, j’ai eu l’inspiration de ces derniers chapitres. Tout d’un coup, la narration devenait variation et l’histoire monomédia devenait multimédia. C’était un retour des choses assez logique à ma vie professionnelle. La boucle était bouclée. Parmi les livres qui m’ont marqué il y a eu souvent des livres qui jouaient sur une écriture à plusieurs voix. J’ai aussi joué sur les ambiguïtés. J’ai en effet toujours aimé les problèmes d’interprétation dans un dialogue à deux personnes qui pensent être d’accord entre elles alors que chacune a parfois compris l’opposé de ce que l’autre lui exposait.
Commencé le 7 février 2005 à Saint Pierre de Chartreuse. Terminé le 11 juillet 2014 à Strasbourg.
J’ai juste eu le temps de reconnaître les lignes d’une Alfa Roméo 147 rouge. Très furtivement. Un centième de secondes plus tard, elle n’est déjà plus qu’une bouillie de tôle rouge et blanche, d’étincelles, de crissements de pneus et d’une symphonie klaxonesque ininterrompue. J’aperçois encore dans mon rétroviseur d’autres véhicules qui semblent s’emboîter dans le carambolage que je suis en train de fuir. De l’autre côté de l’autoroute, les voitures sont à l’arrêt. J’ai déjà parcouru deux cents mètres. Combien de secondes se sont écoulées. Combien de morts. Combien de blessés. Ai-je rêvé ? Hélas non. Les voitures en face sont toujours à l’arrêt. Derrière moi, plus aucune voiture ne me suit. Je me range sur la voie d’arrêt d’urgence. Je sors de ma voiture. Je vois un début d’incendie. Je prends vite mon téléphone mobile et je compose le 712.
Chapitre 6 : Du Nord au Sud
Lieu : Hôtel de police de Strasbourg.
Date d’enregistrement : 25/02/2005 – 19:32
Objet : Déposition de Christine Mayer enregistrée par le brigadier Jean Grannier.
Je, soussignée Christine Mayer, née à Haguenau le 21 mars 1973 et demeurant 15 rue des Iris à Bischwiller, confirme l’exactitude des faits décrits ci-après.
Je roulais cet après-midi tranquillement sur l’autoroute A4 dans le sens Brumath – Colmar. Je passais au niveau de la zone industrielle de Souffelweyersheim quand j’ai senti un choc à l’arrière de ma voiture, une Polo rouge immatriculée 2356 YB 67 dont je suis propriétaire. Le temps de comprendre ce qui se passait, j’avais déjà été propulsée vers l’avant. J’ai immédiatement regardé dans mon rétroviseur et j’ai vu une voiture blanche foncer contre la barrière centrale et traverser l’autoroute. J’ai ensuite regardé devant moi pour éviter d’avoir un nouvel accident. J’ai essayé de me ranger sur le bas-côté mais il y avait de nombreux véhicules dans les deux files de droite. J’ai enfin pu me ranger cinq cents mètres plus loin. En sortant de mon véhicule, j’ai alors pu voir l’ampleur de la catastrophe.
Je ne me souviens pas avoir freiné ni ralenti juste avant que le véhicule qui me suivait m’ait percuté.
(…)
Note du brigadier :
- Le témoignage de Madame Mayer est corroboré par les autres témoignages recueillis ce jour.
- L’analyse immédiate du véhicule de Madame Mayer indique clairement que la Polo a été percutée sur l’aile arrière gauche par un véhicule de peinture blanche.
- L’analyse de la tôle calcinée du véhicule à l’origine du carambolage, une BMW blanche immatriculée 75 selon de nombreux témoignages, n’a pas permis de confirmer ni d’infirmer un choc avec le véhicule de Madame Mayer.
- Un échantillon des traces de peinture blanche relevé sur le véhicule de Madame Mayer a été transmis au laboratoire pour une analyse approfondie.
Chapitre 7 : un an après
Lieu : Paris
Date : Mercredi 26 mars 2006
Objet : Extrait de l’émission littéraire diffusée à 22h30 sur TF1
L’animateur, un homme des médias très connu et apprécié de 78% des Français (sondage Ipsos réalisé dans la semaine du 15 au 22 décembre 2005 auprès de 865 personnes représentatives de la population française, âgée de 15 à 80 ans).
Passons à présent à votre livre. Pour un journaliste animateur d’émission littéraire comme moi, vous interviewer n’est pas facile car vous ne m’avez pas simplifié la tâche en imaginant à la fin de votre livre le dialogue que nous sommes en train de vivre actuellement. Comment et pourquoi vous est venue cette idée ?
- En fait, j’ai trouvé cette fin au cours d’une de mes nombreuses nuits d’insomnie. D’un coup, j’ai eu l’inspiration de ces derniers chapitres. Tout d’un coup, la narration devenait variation et l’histoire monomédia devenait multimédia. C’était un retour des choses assez logique à ma vie professionnelle. La boucle était bouclée. Parmi les livres qui m’ont marqué il y a eu souvent des livres qui jouaient sur une écriture à plusieurs voix. J’ai aussi joué sur les ambiguïtés. J’ai en effet toujours aimé les problèmes d’interprétation dans un dialogue à deux personnes qui pensent être d’accord entre elles alors que chacune a parfois compris l’opposé de ce que l’autre lui exposait.
Commencé le 7 février 2005 à Saint Pierre de Chartreuse. Terminé le 11 juillet 2014 à Strasbourg.
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